« La révolte des élites et la trahison de la démocratie » de Christopher Lasch

Sciences humaines, Sociologie

Christopher Lasch était l’une des rares personnalités de la vie publique américaine à être respectée par les gens de gauche comme de droite, parmi les universitaires comme les gens ordinaires, dans les cercles intellectuels comme parmi ceux qui n’ont aucune patience pour les idées abstraites. La révolte des élites et la trahison de la démocratie , un essai publié après sa mort en 1994. Christopher Lasch se montre pertinent, perspicace et sans compromis.

Le titre du livre est un rappel de « La révolte des masses » de Jose Ortega y Gasset., un ouvrage puissant publié en 1930 qui attribuait la crise de la culture occidentale à la « domination politique des masses« . Ortega croyait que la montée des masses menaçait la démocratie en sapant les idéaux de vertu civique qui caractérisaient les anciennes élites dirigeantes. Mais dans l’Amérique de la fin du XXe siècle, ce ne sont pas tant les masses qu’une élite émergente de types professionnels et managériaux qui constituent la plus grande menace pour la démocratie, selon Lasch.

« Aujourd’hui, ce sont toutefois les élites – ceux qui contrôlent les flux internationaux d’argent et d’informations qui président aux fondations philanthropiques et aux institutions d’enseignement supérieur, gèrent les instruments de la production culturelle et fixent ainsi les termes du débat public – qui ont perdu la foi dans les valeurs de l’Occident, ou ce qu’il en reste. »

La nouvelle élite est composée de ce que Robert Reich appelait les « analystes symboliques » – avocats, universitaires, journalistes, analystes de systèmes, courtiers, banquiers, etc. Ces professionnels font le trafic d’informations et manipulent des mots et des chiffres pour gagner leur vie. Ils vivent dans un monde abstrait dans lequel l’information et l’expertise sont les biens les plus précieux. Le marché de ces actifs étant international, la classe privilégiée est plus concernée par le système mondial que par les communautés régionales, nationales ou locales. En fait, les membres de la nouvelle élite ont tendance à s’éloigner de leurs communautés et de leurs concitoyens. Avec l’hypocrisie qui s’y rattache, professant toujours plus d’égalitarisme mais en se gardant bien d’envoyer leurs enfants dans des écoles publics, loin du citoyen prolétaire.

« Les classes sociales se parlent à elles -mêmes, dans un dialecte qui est propre à chacune, et inaccessible à ceux qui n’en font pas partie; Elle ne se mélange qu’en des occasions solennelles, dans les fêtes officielles. »

La soi-disant « méritocratie » a fait de l’avancement professionnel et de la liberté de gagner de l’argent « l’objectif primordial de la politique sociale ». Lasch accuse la fixation sur l’opportunité et la « démocratisation de la compétence » de trahir plutôt qu’illustrer le rêve américain. « Le règne de l’expertise spécialisée ».

L’auteur évoque également le déclin du discours démocratique qui s’est produit en grande partie aux mains des élites, ou « classes parlantes« , comme Lasch les appelle. Un débat intelligent sur des préoccupations communes a été presque entièrement supplanté par des querelles idéologiques, des dogmes aigres et des injures qui « favorisent la conversation générale entre les classes », les classes sociales « se parlent de plus en plus dans un dialecte qui leur est propre, inaccessible aux autres.« 

« Le débat politique a commencé à décliner vers le début du siècle, ce qui correspond, assez bizarrement à une époque où la presse devenait plus responsable, plus professionnel, plus consciente de ses obligations civiques. »

Lasch fini par examiner ce qu’il considère comme une crise spirituelle au cœur de la culture occidentale. « Cette crise est le produit d’un attachement excessif à la vision du monde laïque« , soutient-il, qui a laissé peu de place au doute et à l’insécurité à l’élite du savoir. Traditionnellement, la religion institutionnelle offrait un foyer aux incertitudes spirituelles ainsi qu’une source de sens supérieur et un dépositaire de sagesse morale pratique. Les nouvelles élites, cependant, dans leur étreinte de la science et de la laïcité, regardent la religion avec un dédain à la limite de l’hostilité. « La culture de la critique est censée exclure les engagements religieux », observe Lasch. Aujourd’hui, la religion est vu comme « quelque chose d’utile pour les mariages et les funérailles mais autrement dispensable ». Privé d’une éthique supérieure, les classes du savoir se sont réfugiées dans une culture du cynisme, s’inoculant à l’irrévérence. « L’effondrement de la religion ».

« Ces gens-là là ont du mal à reconnaître que cette puissance supérieure est juste et bonne quand le monde et si évidemment habité par le mal. »


« La révolte des élites et la trahison de la démocratie » de Christopher Lasch – éditions Flammarion, collection Champ essais.

« Dostoïevski » de Stefan Zweig

biographie

Je le répète assez souvent mais Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski est l’un des plus grands écrivains de l’histoire de l’humanité, un penseur qui a révélé avec subtilité et précision le complexe des problèmes moraux, des contradictions et des problèmes de l’existence humaine, mettant en lumière les profondeurs cachées du monde psychique.

« Jamais depuis Shakespeare, on ne nous a autant parlé du mystère du sentiment ni des lois occultes de ses complications. Tel Ulysse à son retour du séjour des morts, il nous parle, lui [Dostoïevski], de l’enfer de l’âme. »

Tout au long de son parcours créatif, Dostoïevski n’a cessé de penser au problème de l’humanité – surmonter l’orgueil, qui pour lui était source de tensions entre les hommes. Il croyait qu’il était inhérent à chaque personne d’exprimer sa créativité en ce monde. L’écrivain a consacré toute sa vie à révéler le thème principal de ses recherches – celui de l’Homme. Tel a été son plus grand talent.

« Dostoïevski, cet analyste, cet anatomiste de l’âme, qui en a montré les détails les plus infimes, nous donne simultanément un sentiment du monde plus universel et plus intime que tous les autres auteurs contemporains. Personne n’a eu de l’homme une connaissance plus approfondie que lui; personne n’a eu un respect plus profond de l’insaisissable qui le crée, du divin, de Dieu. »

Dostoïevski a vécu de nombreuses situations décrites dans ses livres, ce qui rend son style d’écriture souvent effroyablement réaliste. Il a décrit les crises psychologiques et spirituelles de ses héros pour la plupart à partir de sa propre expérience de vie.

« Il n’aime ces personnages que dans la mesure où ils souffrent, où ils ont la dualité, la surtension de sa propre vie, où ils sont un chaos qui veut se transformer en destin. »

Dostoïevski a souvent rappelé qu’il a appris à lire avec la littérature chrétienne notamment « le livre de Job de l’ancien testament » ce qui lui a laissé une forte impression et a largement déterminé sa vie future. Souvenez-vous dans « les frères Karamazov » le staretz Zossima dit « que dans son enfance, il a appris à lire précisément à partir de ce livre. »

Et Stefan Zweig écrit

« Dostoïevski lutte éternellement avec l’ange, Éternellement il se révolte contre Dieu, comme Job, il s’humilie éternellement. Comme job il est abattu au moment où il croyait atteindre la parfaite sécurité. »

Le destin d’une brillante personnalité suscite toujours un grand intérêt tant pour les contemporains que pour la postérité. Comment était cette personne dans la vraie vie ? Comment l’extraordinaire talent naturel se reflétait-il dans l’apparence d’un homme de génie ? En quoi ces personnages sont-ils différents des gens ordinaires ? Comment ses œuvres sont elles liées au caractère de cet homme ? Ces questions ont occupé et continueront d’occuper une variété de personnes : des simples lecteurs aux spécialistes, en passant par les artistes.

Zweig considérait Dostoïevski comme l’un des plus grands romanciers du XIXe siècle. Tout comme ce dernier, Zweig était un grand écrivain de l’âme humaine. Son style délicat et d’une grande sensibilité n’a pas d’égal dans littérature du XXe siècle.


« Dostoïevski » de Stefan Zweig aux éditions Ginkgo

« Le grand échiquier » de Zbigniew Brzezinski

géopolitique, Sciences humaines

Brzezinski a dédié ce livre à ses étudiants « Pour mes étudiants afin de les aider à donner forme au monde de demain »

Par conséquent, tous les étudiants en politique et en relations internationales bénéficieront de la lecture de ce livre. C’est également une ligne directrice valable pour les politologues et les diplomates qui souhaitent acquérir une connaissance approfondie de la politique étrangère américaine et de la justification des stratégies changeantes pour rester en tête et au-dessus de la géopolitique mondiale.

Zbigniew Brzezinski, de 1977 à 1981 a été le conseiller à la sécurité nationale du président Jimmy Carter et pendant des années l’un des penseurs les plus pertinents en matière d’affaires étrangères, en particulier celles qui traitent du bloc soviétique. À cette époque là, ce qui a heurté Brzezinski, c’est qu’à la suite de l’effondrement soviétique, les États-Unis, leader mondial incontesté et incontestable n’avaient tout bonnement pas pas compris que la démocratie américaine se prêtait mal à la gestion des empires. Cette ignorance a frustré Brzezinski, qui a fourni un autre plan scientifique. Une sorte de mode d’emploi pour promouvoir les intérêts américains, maintenir l’hégémonie qui permettrait d’empêcher l’anarchie mondiale. Pour lui, il s’agit d’un jeu stratégique, un peu comme aux échecs, pour déjouer les rivaux potentiels, d’où le titre du livre : « Le grand échiquier ».

Depuis la fin de la guerre froide et l’effondrement du communisme, les États-Unis se sont sentis victorieux,et après plusieurs décennies, les affaires étrangères n’ont plus occupé la première place à Washington. Le président Clinton a d’ailleurs porté moins d’attention aux affaires étrangères et tous les signes semblent indiquer que le peuple américain, ayant gagné la guerre froide, se consacre davantage aux problèmes nationaux et locaux.

Par ailleurs, de nombreux membres de l’establishment soulignent une inquiétude croissante vis à vis de la politique étrangère : « Réveillez-vous, Amérique, avant qu’il ne soit trop tard. »

Brzezinski commence par un examen rapide de chaque empire de l’histoire en mettant en avant plusieurs type de stratégie que les États-Unis doivent adopter pour être une puissance différente en mettant en exergue les idées de la légion romaine et des empereurs mongols en Chine et comment ils ont adopté différentes stratégies pour devenir une superpuissance mondiale.

« Ces trois empires – romain, chinois, mongol – ont été les précurseurs régionaux de tous les aspirants à la domination mondiale. Rome et la Chine, comme nous l’avons déjà souligné, présentent des caractéristiques similaires, notamment, d’ une part, des structures économiques et politiques très sophistiquées et, d’autre pan, une reconnaissance, largement admise, de la supériorité culturelle du centre, assurant cohésion et légitimité. Le contrôle politique dans l’empire mongol, au contraire, repose sur la conquête militaire suivie d’une phase d’adaptation – et même d’assimilation – aux réalités locales. »

Cette première partie évoque comment mettre en avant le développement des États-Unis en tant que superpuissance mondiale. Elle peut être considéré comme la préface à la compréhension de la politique étrangère américaine avec des références concernant la doctrine Monroe et l’idée que cette doctrine est le dissolvant du sentiment isolationniste américain qui existait avant cette ère.

« Les enjeux géopolitiques n’auraient pu être plus clairement définis: l’Amérique du Nord contre l’Eurasie, avec le monde comme enjeu. Le vainqueur dominerait le monde. Dans ce bras de fer, aucun adversaire de second ordre n’a les moyens de s’interposer. Une fois acquise. la victoire serait totale. »

Il soutient ensuite que l’Eurasie est l’échiquier sur lequel la lutte pour la primauté mondiale continue de se jouer. Il fait de l’Eurasie le terrain de jeu sur lequel le destin du monde est déterminé et analyse les possibilités en Europe, l’ex-Union soviétique, les Balkans (interprétés au sens large) et l’Extrême-Orient. Comme un grand maître aux échecs, il trace sa stratégie avec plusieurs coups d’avance, envisageant un développement en trois étapes.

– Le pluralisme géopolitique doit d’abord être promu pour désamorcer les défis à l’Amérique,

– Des partenaires internationaux compatibles(effort démocratique) doivent être développés pour encourager la coopération sous leadership américain avec bien évidemment l’expansion de l’OTAN vers l’Est

– Le partage effectif de la responsabilité politique internationale.

Grosso modo, les pôles jumeaux de cette stratégie sont une Europe unie à l’Ouest et une Chine à l’Est.

Il faut toutefois comprendre que cet essai regarde l’Eurasie à travers la lentille américaine, c’est donc une approche unilatérale. Cependant, il a prédit l’émergence économique de la Chine. Il reflète également le modèle et les changements historiques de manière très compartimentée en catégorisant chaque partie de la région en pièces comme un échiquier. Bien que le livre puisse être considéré comme un canon important pour examiner les affaires mondiales et la géopolitique, il ne parvient pas à résoudre un certain nombre de problèmes. Il ne définit pas non plus l’idée d’un pivot géopolitique et n’est pas très clair sur la manière dont la Russie et la Chine peuvent constituer une menace pour la politique étrangère américaine. De plus, il regarde le monde du point de vue uniquement pragmatique, qui considère la conquête et la domination économique comme une force hégémonique. Et bien qu’il semble trop ambitieux de tenter de couvrir autant de terrain dans un court ouvrage, Brzezinski l’a fait.

« Il est important que les États-Unis affichent clairement leurs objectifs en matière internationale. S’il fallait choisir entre l’élargissement du système euro-atlantique et l’amélioration des relations avec la Russie, il va sans dire que l’Amérique favoriserait le premier. »

Brzezinski rend la géopolitique plus facile et abordable en décomposant les causes et les conséquences de chaque objectif stratégique potentiel des Etats-Unis et d’autres grands pays. Il faut toutefois comprendre que Brzezinski a une vision américaniste de la géopolitique.


« Le grand échiquier » de Zbigniew Brzezinski » aux éditions Fayard/Pluriel

« L’enseignement de l’ignorance » de Jean-Claude Michéa

philosophie, Sciences humaines

Dans un monde en déclin, tout commence avec l’école: niveau des élèves en chute libre, manque de considération envers le corps professoral, réformes successives… En renonçant à l’éducation, nous renonçons à l’avenir d’un pays. Tel est le constat que partage Jean-Claude Michéa, ancien professeur agrégé en philosophie qui choisira d’enseigner à des élèves de « banlieue » refusant le conformisme des « nouveaux mandarins » de l’intelligentsia libérale.

La pensée critique est la capacité à mobiliser la raison dans une activité réflexive. Dans un monde en constante évolution, où nous sommes constamment assaillis d’informations, elle permet de prendre le temps d’analyser de façon objective les situations données. Pour cela faut-il déjà être doté d’une culture minimal à commencer par la capacité d’argumenter et maîtriser des exigences linguistiques élémentaires. Vous l’aurez compris, il n’est pas simple d’avoir un esprit critique dans une société qui manipule « le novlangue » à la perfection dont « le but est l’anéantissement de la pensée, la destruction de l’individu devenu anonyme… »

« Par progrès de l’ignorance, La disparition de connaissances indispensables au sens où elle est habituellement déplorée (et souvent à juste titre) que le déclin régulier de l’intelligence critique c’est-à-dire de cette aptitude fondamentale de l’homme à comprendre à la fois dans quel monde il est amené à vivre et à partir de quelles conditions la révolte contre ce monde est une nécessité morale. »

Selon Michéa, « L’enseignement de l’ignorance » n’est pas sans lien avec l’économie libérale, une autorité suffisamment influente et puissante pour briser tous les obstacles qui s’opposent à la loi du marché (tradition, religion, le droit à la coutume, famille …) dans le but de créer « un individu entièrement rationnel égoïste et calculateur » en l’éloignant de son « appartenance ou enracinement »

Ce qui veut dire que l’école actuelle soumet la jeunesse aux contraintes de l’ordre mondial « celle du capitalisme, de l’universalité marchande, ex: le combat de l’école contre « le patois », suppression du grec et du latin, la diminution des heures de philo… Le but de l’école d’aujourd’hui n’est plus de transmettre un savoir, des vertus morales… indépendamment de l’ordre capitaliste, l’école sert dorénavant à former un individu productif et rentable pour le marché du travail.

« L’école n’est déjà rien d’autre qu’un outil au service de la reproduction du capital. »

L’auteur pense aussi que Mai 68 a été décisif , car il a « eu pour effet de délégitimer d’un seul coup et en bloc, les multiples figures de la société précapitaliste ». L’insurrection étudiante n’a été profitable qu’au capital, le changement de paradigme laisse place à la propagande de la publicité et de la consommation, l’école moderne est donc devenue la fabrique de l’inculture favorisant toujours plus le libéralisme économique dans une société où il est dorénavant interdit d’interdire.

« La révolution anticapitaliste a été conviée à se défaire de son encombrant passé en acceptant pieusement de se soumettre au commandement le plus sacré des Tables de la Loi moderne « il est interdit d’interdire… » C’est dans ces conditions radicalement nouvelles et sur les bases de la métaphysique du désir et du bonheur que la consommation puis donc devenir un mode de vie à part entière – la course obsessionnelle et pathétique à la jouissance toujours différée de l’objet manquant. »

Malheureusement tous ceux qui courageusement pointent du doigt la métaphysique du progrès sont accusés de réactionnaires. Parce qu’il est de bon ton pour l’économiste de discréditer toute personne s’opposant au dogme du « mouvement modernisateur » de l’économie. Et pourtant la dimension conservatrice nous aide à garder un esprit critique qui « n’a pas peur des mots ».

Rangez vos livres, ne soyez ni fiers , ni pertinents et encore moins spirituels, vous paraîtrez trop prétentieux dans un monde où la médiocrité a pris le pouvoir. Encore une fois, la common decency est de rigueur pour garder la tête hors de l’eau.


« L’enseignement de l’ignorance » de Jean-Claude Michéa – Éditions Climats

« Les pauvres gens » de Fiodor Dostoïevski

classique, Littérature étrangère

« Les Pauvres gens » est le tout premier roman de Fiodor Dostoïevski, une œuvre qui occupe une place particulière dans son parcours littéraire puisque cette œuvre a non seulement ouvert le monde à un nouvel écrivain russe, mais a prédéterminé le futur du plus grand penseur, capable de pénétrer dans les recoins cachés de l’âme humaine. Ce n’est pas un hasard si après avoir lu le manuscrit du roman, son ami Nekrasov, s’est exclamé: « Le nouveau Gogol est apparu! » même si contrairement à Gogol, Dostoïevski s’intéresse non seulement à « la misère » d’un pauvre, mais aussi à la conscience d’un « opprimé » déformé par les conditions sociales.

L’influence de Gogol était palpable dans le style d’écriture lui-même, notamment dans les discours des personnages, ce qui a provoqué l’embarras et même l’irritation chez certains critiques. Mais les plus perspicaces d’entre eux s’aperçoivent aussitôt que Dostoïevski va plus loin que Gogol et entre même en confrontation avec lui. Compte tenu du « fond soigneusement dessiné de la vie quotidienne de la capitale », l’écrivain s’intéresse moins à la vie quotidienne qu’au monde intérieur des héros. Ce n’est pas un hasard si son style a été qualifié de « psychologique » Cependant, cette définition ne suffit pas pour comprendre la découverte artistique faite par Dostoïevski dans sa première œuvre et qui devint plus tard un trait distinctif de toute son œuvre. Cette découverte a été mis en évidence par l’analyse artistique de l’écrivain – la conscience de l’homme, son autodétermination dans le monde et dans la société. Chez « le pauvre » Dostoïevski découvre « l’ambition », c’est-à-dire l’orgueil offensé, la dignité blessée et la soif d’autojustification. Dostoïevski a donné au malheureux le droit d’avoir sa propre réflexion sur lui-même. Il analyse la misère comme un état d’esprit. Il aborde ses personnages non pas de l’extérieur mais de l’intérieur. Il ne s’intéresse pas à la superficialité du héros sous l’image de la pauvreté, mais à sa conscience.

Pour ce qui est du roman en tant que tel, il est écrit sous forme épistolaire – sous forme de correspondance qui met en scène un fonctionnaire âgé, Makar Alexéïvitch Dévouchkine et une jeune orpheline Varvara Alexéïevna Dobrossiolova. Tous deux sont des personnages étonnamment touchants, brillants et simples, des caractères si chers à l’auteur qui dès lors ne cessera de développer l’éternel thème russe – « un homme incapable de changer les circonstances de son existence », et bien que l’auteur éprouve une réelle affection envers ses personnages, dont la beauté intérieure et la noblesse de l’âme sont indéniables, cela ne peut en aucun cas les aider dans un monde rempli de souffrance et de cruauté.

Mais la souffrance physique n’est rien comparée à l’angoisse mentale à laquelle la pauvreté est vouée. Makar y survivra non seulement en tant que phénomène social, mais l’analysera également comme une composition spéciale de l’âme – un état psychologique. Makar a été la première révélation de la grande idée de Dostoïevski – l’idée de « restaurer » la résurrection spirituelle des pauvres, « des humiliés et offensés. » L’état de pauvreté signifie l’être sans défense, ou l’intimidation, l’humiliation prive une personne de sa dignité, et l’a rend vulnérable, le pauvre se referme dans sa honte et son orgueil, il endurcit son cœur, devient méfiant et « exigeant »

Belinsky [grand critique littéraire russe du XIXᵉ siècle] a écrit à ce sujet:

« Le roman révèle de tels secrets de la vie et des personnages en Russie, dont personne n’avait imaginé avant lui. »

Les pauvres gens du roman perçoivent tous les malheurs qui leur sont arrivés comme des aléas du destin (un trait de caractère typiquement russe – cette façon d’accepter la fatalité) . Ces hommes et ces femmes ne s’échinent pas contre Dieu. Et même dans le malheur, ils accueillent les infimes plaisirs comme la « providence de Dieu ».

Belinsky, dans un article continu en écrivant:

« qu’en la personne de Makar, l’auteur voulait dépeindre une personne dont l’esprit et les capacités sont affaiblies, assaillis par la vie. Ce serait une grave erreur de le penser. La pensée de l’auteur est beaucoup plus profonde et plus humaine ; en la personne de Makar Alexéïevitch, il nous a montré combien ce qui est beau, noble et saint réside dans la nature humaine . »

En perfectionniste, à plusieurs reprises Dostoïevski remanie son texte, il ne peut en aucun cas se satisfaire de la forme, il veut la perfection. Cette poursuite de l’excellence l’accompagne tout au long de sa vie malgré le besoin sans fin, qui l’obligeait à travailler à une vitesse monstrueuse pour éviter de se retrouver sans le sous. Telle est la tragédie de l’auteur: seulement deux fois dans sa vie, Dostoïevski a pu écrire sereinement sans se soucier des créanciers, (son premier ouvrage, (les pauvres gens), et , trente -cinq ans plus tard, sa dernière œuvre, (Les frères Karamazov). Deux occasions où il pu travailler sans précipitation, en considérant soigneusement le plan et en suivant strictement le langage et le style.

Cependant, Dostoïevski considérait chacune de ses œuvres, y compris « les pauvres gens », comme une œuvre cruciale dans sa carrière littéraire. Un premier roman réaliste et vécu car « Pauvre » Dostoïevski l’a été, et bien qu’il ait pu s’en sortir, ses affaires financières, sa santé précaire et ses plans littéraires n’ont cessé de le tourmenter. C’est pourquoi Dostoïevski rattache la question de la vie et de la mort à la première œuvre :

« Le fait est que je veux racheter tout cela par un roman. Si mon entreprise ne réussit pas, je peux me pendre » (extrait d’une lettre à mon frère datée du 24 mars 1845).

La vie ou la mort, tout ou rien, être ou ne pas être, telles sont les dernières et ultimes questions qui ont accompagné la naissance du grand écrivain.

De la modeste histoire d’amour qui relie Dévouchkine et Varvara, l’auteur a créé une image réaliste du mal social de la Russie du XIXe siècle. C’est le pathos social de ce roman qui a d’abord attiré l’attention de Belinsky et a créé un succès retentissant dans le milieu littéraire de l’époque.

Dans le « Journal d’un écrivain » , Dostoïevski a parlé de sa soudaine renommée après l’apparition de Pauvre gens , du «moment le plus délicieux» de toute sa vie, lorsque Belinsky a lu le manuscrit.

Ce tout premier roman est d’une grande importance car il est le début de la biographie créative du futur grand écrivain, qui prévoit déjà le chemin de croix de l’auteur mais aussi de sa littérature.

Un livre infiniment mélancolique et novateur sur des personnes qui, malgré toutes les épreuves et la pauvreté, luttent pour préserver le meilleur d’eux mêmes.


« Les pauvres gens » de Fiodor Dostoïevski – Aux Éditions: Actes Sud – Collection: Babel

« L’impérialisme » deuxième tome des origines du totalitarisme. D’Hannah Arendt.

philosophie, Sciences humaines

Ironiquement pour un penseur qualifié « d’eurocentriste » , les questions abordées par Hannah Arendt dans « Les Origines du totalitarisme » et son travail jusqu’au début des années 1960 sont aussi pertinentes pour le monde d’aujourd’hui qu’elles étaient aux événements de son temps. Déjà pendant la Seconde Guerre mondiale, Arendt s’était rendu compte que l’Occident entrait dans une ère qui exigeait une refonte fondamentale de ses concepts traditionnels.

Dans cet essai, elle analyse l’impérialisme et son expansion centrale ; l’utilisation de la pensée raciale comme dispositif dominant sur les continents du Sud; le déclin de l’État-nation et l’augmentation des minorités après 1918. Une période où le totalitarisme, l’impérialisme et l’antisémitisme ont atteint leur pleine expression. Arendt montre comment les structures du totalitarisme naissent avec la partition de l’Afrique, puis se déplace à l’Europe avec les mouvements impérialistes pangermaniques et panslaves, avant de trouver leur aboutissement dans les régimes totalitaires.

« Si je pouvais, j’annexerais les planètes » Cecil Rhodes

Tout commence avec les milieux d’affaires qui sont en quête de nouveaux marchés après avoir essuyés plusieurs échecs économiques à la fin du XIXe siècle. Par la suite, ces milieux d’affaire vont faire pression sur le pouvoir central pour favoriser l’expansion coloniale en Afrique. Deux moyens de domination sont à l’œuvre pour appuyer la puissance coloniale: la division des races et la bureaucratie. un système extrêmement utile pour développer et justifier l’hégémonie européenne. Qu’Hannah Arendt définie comme l’impérialisme classique – cette elite qui avec la complicité de la populace, développe une idéologie qui va s’étendre hors de l’Europe.

Hannah Arendt parle également d’impérialisme continental dont les acteurs principaux sont la Prusse, l’Autriche-Hongrie et la Russie. Qu’elle nomme le panslavisme et le pangermanisme. Un système qui s’appuie uniquement sur la population. Cela implique la croissance du gouvernement invisible par rapport au gouvernement visible – le gouvernement qui n’est pas dans la vue des citoyens.

Cette montée en puissance de la gouvernance invisible conduit à son tour à un déclin, voire à une désintégration, de l’État-nation, c’est-à-dire de l’espace dans lequel les êtres humains appartiennent et vivent en tant que citoyens. Le déclin de l’État-nation, soutient-elle, est la conséquence de l’impérialisme, un mouvement qui

« s’est avéré contenir presque tous les éléments nécessaires à la montée ultérieure des mouvements totalitaires… Avant l’ère impérialiste, il n’y avait pas de politique mondiale, et sans elle, … la revendication d’une domination mondiale n’aurait pas eu de sens. »

Arendt ne semble pas directement concernée par le domaine économique. Et il est important pour elle de maintenir une distinction claire entre ce qui est politique et ce qui est économique. Comme Carl Schmitt, elle a tracé une ligne nette entre la politique et l’économie. Ainsi, l’argument de cet essai sur le totalitarisme est que l’expansionnisme politique infini de l’impérialisme est une transposition dans le domaine politique des tendances économiques du capitalisme, et c’est à son tour une composante essentielle du totalitarisme. Elle conclue que l’impérialisme doit être compris comme la première phase de la domination politique bourgeoise bien plus que le stade ultime du capitalisme.

L’inquiétude d’Arendt est que l’époque actuelle pourrait s’avérer analogue à la période précédant immédiatement la Première Guerre mondiale, où un petit incident a déclenché une catastrophe sans précédent. L’apatridie est le danger, un danger que Nietzsche avait déjà identifié en 1871.

Il faut savoir qu’après la Première Guerre mondiale, on essaie d’accorder un Etat à chaque nation sous l’impulsion du président Wilson qui formule « le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. » Cependant dans les faits, cela n’est pas aussi simple et c’est là où Hannah Arendt pointe du doigt la faiblesse de nos démocraties. Car dans les faits, les nations n’occupent pas de territoires continus et homogènes, beaucoup d’individus se retrouveront donc hors de leur pays, sans nationalité et donc sans droit. Un phénomène qui ne fait qu’accentuer la méfiance de la population envers les apatrides sans compter la privation de nationalité et donc de droit. Résultat: déportation, réfugiés…

« Cela n’a pu […] se produire que parce que les droits de l’homme qui, philosophiquement, n’avaient jamais été établis mais seulement formulés, qui, politiquement n’avaient jamais été garantis mais seulement proclamés, ont, sous leur forme traditionnelle, perdu toute validité »

Arendt conclue en évoquant le déclin de l’État-nation et la fin des droits de l’homme qui découlent du caractère abstrait et formel des droits de l’homme, dont les faits ont montré qu’ils avaient perdu toute efficacités dès lors qu’ils avaient été dissociés des droits nationaux. En gros pour Anna Arendt « les droits de l’homme ce sont les droits mais sans les hommes. »

Cet essai n’est pas le plus abordable, il nécessite un minimum de connaissances sur l’histoire et le droit. C’est dense, académique, et bien qu’il soit court, c’est une lecture lente. J’ai dû relire de nombreux passages plusieurs fois parce que les phrases étaient tellement longues que j’avais oublié par quoi ça commençait. Aujourd’hui, après avoir lu ce classique de la théorie politique, j’ai l’impression d’avoir une meilleure approche pour aborder les sujets actuels. Tout comme Hannah Arendt « je crois en la nécessité historique » notamment parce que l’histoire est un éternel recommencement.


« L’impérialisme » Hannah Arendt – éditions points

« Sur l’antisémitisme » les origines du totalitarisme d’Hannah Arendt

philosophie, Sciences humaines

« Comprendre, en un mot, consiste à regarder la réalité en face avec attention, sans idée préconçue, et à lui résister au besoin, qu’elle que soit ou qu’ait pu être cette réalité. »

Le premier volume de la célèbre étude en trois parties d’Arendt sur les origines philosophiques de l’esprit totalitaire se concentre sur la montée de l’antisémitisme en Europe à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Elle retrace le déclin des Juifs européens et leur persécution en tant que groupe impuissant sous Hitler, aux causes antérieures et à la montée de l’antisémitisme. Cependant, il est important de noter que de nombreux arguments d’Arendt dans ce texte ont été contestés par d’autres chercheurs. Beaucoup lui reprocheront sa subjectivité – une entrave à l’analyse en instiguant de la passion sur ce qui devrait être « pure raison » cependant dans un siècle d’école qu’est le xXe siècle avec une grille de lecture idéologique qui dispense de penser par soi-même, Hannah Arendt revendique une liberté d’écriture, une liberté de réflexion. Une pensée théorique qui ne la discrédite absolument pas selon moi, bien au contraire.

Il faut dire qu’au départ, elle avait montré peu d’intérêt pour la question de l’antisémitisme, qui, selon elle, l’avait auparavant « ennuyée », mais avec la montée d’Hitler, l’antisémitisme est sans surprise devenu une préoccupation majeure pour elle à la fois politiquement et intellectuellement.

La question qui mérite d’être posée c’est pourquoi un livre sur le totalitarisme se concentre autant sur l’antisémitisme. L’une des questions les plus persistantes de l’ histoire du xXe siècle est « pourquoi les Juifs ont-ils été les victimes d’Hitler ? Pourquoi ce peuple a-t-il été choisi pour la destruction et pas un autre ? Était-ce arbitraire ? Alors qu’Hannah Arendt peut avoir un certain biais rétrospectif ici, pour elle, la tentative d’extermination des Juifs était inévitable à la lumière de l’orientation internationale des idéologies totalitaires et des relations internationales des Juifs européens.

Les Juifs, elle le savait, avaient pendant des siècles accepté l’antisémitisme européen comme une évidence, qui excluait naturellement toutes les préoccupations du monde, sauf celle de survie. Maintenant, la haine des Juifs s’était transformée en une politique qui interdisait même le droit de survivre. Elle était persuadée que ces éléments étaient fusionnés ; l’un, croyait-elle, n’avait en fait pas été possible sans l’autre. De là, la conviction que la liberté politique ne vient qu’avec la responsabilité politique. Les Juifs en tant que Juifs avaient depuis longtemps accepté l’absence de toute action politique dans leur vie, s’adaptant habilement à toutes les circonstances à leur disposition. Comme cela se résumait à la poursuite de la religiosité ou de l’argent, la masse des Juifs vivait dans l’obscurité pratiquant un culte hypnotisé de la Loi de Dieu, tandis que quelques-uns devenaient assez riches pour financer les rois et les ministres dans les régimes desquels ils n’avaient ni influence ni intérêt. Ce manque d’implication dans le monde a conduit les juifs religieux et laïcs à embrasser la conviction naïve que les juifs étaient en dehors de l’histoire et bien qu’ils puissent être harcelés, restreints et même assassinés seraient essentiellement ignorés.

« L’ignorance des juifs en matière politique les rendait particulièrement aptes à leur rôle spécifique et à leur implantation dans le monde des affaires liées à l’État; leurs préjugés à l’égard du peuple et leur préférence marquée pour l’autorité, qui les empêchaient de voir les dangers politiques de l’antisémitisme, ne les rendaient que plus sensibles à toutes les formes de discrimination sociale. » p.103

Ce que les Juifs n’avaient pas compris, pensait maintenant Arendt, c’est qu’il n’y a rien de tel que s’absenter de l’histoire. Si l’on ne participe pas activement à la création de son monde, on est voué à être sacrifié au monde dans lequel on vit. En tout temps. Ne pas exercer le libre arbitre, c’est, inévitablement, être asservi par ceux qui l’exercent. Par conséquent, en vertu d’être un peuple sans nation (qui vivait au contraire dans toutes les nations européennes), les Juifs européens sont devenus une excellente justification pour un pouvoir totalitaire international et expansionniste.

Dans la dernière partie de son essai, elle discute de l’affaire Dreyfus. Le capitaine Alfred Dreyfus était un juif français qui a été condamné à tort pour trahison en 1894. En 1896, de nouvelles preuves ont été révélées qui montraient qu’il était innocent. L’armée a supprimé ces preuves et inventé de nouvelles accusations contre Dreyfus, mais la nouvelle s’est transformée en un scandale national.

« On a jamais tout à fait éclairci ce point: L’arrestation et la condamnation de Dreyfus furent-elles simplement une erreur judiciaire qui alluma fortuitement un incendie politique, ou bien l’état-major fabriqua-t-il et introduisit-il délibérément le bordereau* pour enfin stigmatiser un juif qui fut un traître? En faveur de cette dernière hypothèse, il y a le fait que Dreyfus fut le premier juif à entrer à l’état-major, et que cette circonstance dut provoquer non seulement de l’irritation mais de la fureur et de la consternation… » p.186

On dit que pendant que l’affaire était en cours, presque tout le monde en Europe avait une opinion là-dessus. Et notamment la populace par opposition à « au peuple », l’un des concepts clés des Origines du totalitarisme. Arendt prétend que la représentation de toutes les classes au sein de la populace permet de facilement confondre la masse avec le représentant du peuple en général. Étant donné que cet argument peut être utilisé pour priver du droit de vote tout groupe recherchant des droits, Arendt suggère que la principale différence entre la masse et un mouvement authentique que représente le peuple réside dans le type de demandes que le groupe fait. Le peuple exigera que sa voix soit entendue au gouvernement. La populace exigera un leader fort pour tout arranger en déchirant la société qui les a exclus.

« Tendis que le peuple, dans les grandes révolutions, se bat pour une représentation véritable, la populace acclame toujours « l’homme fort » « le grand chef ». Car la populace hait la société, dont elle est exclue, et le Parlement, où elle n’est pas représentée » p.190

On peut dire qu’Arendt a renversé la persécution juive et a exigé la résistance juive non pas pour le seul bien des Juifs, mais pour celui du monde moderne tout entier. Elle réfléchit notamment sur ce que veut dire être juive considérant que la réalité ne serait s’enfermer dans une définition avec l’importance d’être autorisé à être ce que l’on est : tel qu’il est : pour ce qui a été donné.

Je ne suis pas une experte de la période ou du sujet, toutefois je le recommande à toute personne intéressée par l’histoire de l’Europe, l’histoire du peuple juif, la montée des légendes politiques… Les arguments d’Arendt sont vraiment intéressants et cela mérite qu’on s’y attarde.


« Sur L’ antisémitisme, les origines du totalitarisme » d’Hannah Arendt – aux éditions Points.

« Au bonheur des dames » d’Émile Zola

classique, Littérature française

« Un rire de jouissance souleva le bonheur des dames. Le chiffre courait. C’était le plus gros chiffre qu’une maison de nouveautés eût encore jamais atteint en un jour. »

Ce roman prophétique est une excellente fresque du commerce débridé et du consumérisme, « au bonheur des dames »raconte les transformations frénétiques qui ont fait du Paris de la fin du XIXe siècle la capitale mondiale de la mode. Cette histoire aurait été inspirée par l’aménagement des Grands Magasins du Louvre sur la Place du Palais-Royal à cette époque.

En toile de fond, Zola brosse un tableau vivant de la façon dont les affaires d’un grand magasin de luxe sont gérées quotidiennement dans le Paris du milieu des années 1800 et comment le plan d’expansion est mis en œuvre en tandem avec le développement ambitieux d’infrastructures massives de la ville.

Cependant, sous cet aspect glamour, il y a un fort courant qui pleure la disparition inévitable des petits propriétaires dont les commerces sont voués à disparaître. L’histoire donne également un aperçu réaliste de la vie de vendeur dans les grands magasins.

Le héros capitaliste du roman, Octave Mouret, crée un grand magasin géant qui dévore les boutiques poussiéreuses et démodées autour de lui. Ce génie des affaires qui transforme une modeste boutique de draperie en une entreprise de vente au détail extrêmement prospère, exploitant magistralement les désirs de ses clientes et ruinant les petits concurrents en cours de route. Parallèlement à l’histoire du triomphe commercial, c’est l’histoire d’amour entre Mouret et l’innocente Denise Baudu, qui vient travailler au bonheur des Dames. Elle assure le lien crucial entre Mouret et les trois groupes sociaux essentiels du roman : la clientèle féminine, les vendeurs du grand magasin et les commerçants du quartier.

« On commençait à sortir, le saccage des étoffes jonchait les comptoirs, l’or sonnait dans les caisses ; tandis que la clientèle, dépouillée, violée, s’en allait à moitié défaite, avec la volupté assouvie et la sourde honte d’un désir contenté au fond d’un hôtel louche. C’était lui qui les possédait de la sorte, qui les tenait à sa merci, par son entassement continu de marchandises, par sa baisse des prix et ses rendus, sa galanterie et sa réclame. Il avait conquis les mères elles-mêmes, il régnait sur toutes avec la brutalité d’un despote, dont le caprice ruinait des ménages. »

Zola fait un excellent travail en peignant une image d’un grand magasin moderne. Chaque chapitre a pour thème la capture de différents aspects du magasin ou de la vie des employés. Il savait comment ces nouveaux grands magasins, symboles de modernité fonctionnaient, du plus petit secteur jusqu’à la direction, il savait à quoi ressemblait la vie de leurs employés. Le bonheur des dames n’est pas seulement un décor dans ce roman, c’est le personnage principal, une force imparable, rendu avec une attention presque microscopique aux détails. Une excellente étude de la poursuite incessante de la suprématie commerciale.


« Au bonheur des dames » d’Émile Zola – Éditions Gallimard – collection Folio classique.

« Les démons » de Fiodor Dostoïevski

classique, Littérature étrangère

« Les démons » est le sixième roman de Fiodor Dostoïevski publié en 1871 – 1872. Ce livre est l’un des romans les plus politisés de Dostoïevski, il a été écrit sous l’impression des germes de mouvements terroristes et radicaux parmi les intellectuels russes… L’idée initiale de l’intrigue était le cas du meurtre de l’étudiant Ivan Ivanov qui a provoqué une grande résonance dans la société, conçu par S.G Netchaïev afin de renforcer son pouvoir dans le cercle terroriste révolutionnaire. Cette histoire reflète le phénomène de la vie politique du pays, qui a étonné tout le monde et qu’on appelle le «néchaevisme».

La situation de l’intrigue de ce roman est donc basée sur un fait historique réel. Le 21 novembre 1869, près de Moscou, S. G. Netchaïev le chef de l’organisation révolutionnaire secrète « Répression du peuple », et quatre de ses complices – P. G. Uspensky, A. K. Kuznetsov, I. G. Pryzhov et N. N. Nikolaev – ont décidé d’assassiner I. Ivanov, un étudiant de l’Académie agricole de Petrovsk.

Au cours du processus d’écriture, l’idée et l’intrigue de l’œuvre sont devenues beaucoup plus compliquées. La polémique des héros-idéologues a poursuivi la ligne amorcée dans le roman « Crime et châtiment » Les Démons sont devenus l’une des œuvres les plus importantes de Dostoïevski, un roman de prédiction, un roman d’avertissement.

« Les Démons » est l’un des nombreux romans anti-nihilistes russes , qui examine de manière critique les idées libérales, y compris athées, qui occupaient l’esprit des jeunes de cette époque.

Dostoïevski habille ses réflexions sur le sort de la Russie et de l’Occident, du symbolisme évangélique. La maladie de la folie qui a balayé la Russie est avant tout une maladie de l’intelligentsia russe, emportée par le faux européisme et ayant perdu les liens du sang avec son sol natal, son peuple, sa foi et sa moralité.

Cependant, Dostoïevski croit fermement que la maladie qui touche la Russie est temporaire. La Russie renouvellera moralement l’humanité européenne malade avec la « vérité russe » Ces idées sont clairement exprimées dans l’épigraphe évangélique aux Démons, dans l’interprétation de son auteur, du texte évangélique.

La première moitié consiste en un long monologue sur un homme âgé, Stepan Verkhovensky, deux fois veuf et sa riche patronne, Varvara Petrovna Stavrogina, vivant une relation ambiguë de vingt ans, tour à tour humoristique et curieuse. Le narrateur sans nom dit au lecteur que cela mène à quelque chose qui, compte tenu de la longueur, est une bonne chose, mais cela semblait tout de même long.

La seconde moitié du roman ne pourrait pas être plus différente de la première et c’est une bonne raison de persister. Deux générations opposées presque polaires sont présentées. Celui de Stepan et Varvara et celui de leurs enfants, Piotr Stepanovich Verkhovensky, fils de Stephan et Nikolai Vsevolodovich Stavrogine fils de Varvara. Ici, l’intrigue passe de la narration à l’action. Il y a de la violence et beaucoup de sang versé. On apprend aussi la raison du titre. Comme souvent avec Dostoïevski, cela vient de l’Écriture. Dans ce cas, de l’histoire de Jésus guérissant l’homme possédé. Marc 5:1-20

Dostoïevski cherche à révéler ses héros principalement dans les disputes idéologiques et les polémiques ; ainsi, des scènes entières sont esquissées sous forme de dialogues illustrant des affrontements idéologiques entre l’occidentalisateur Granovsky, ce « libéral qui a involontairement inspiré une génération de nihilistes » et l’étudiant Chatov, le religieux souverainiste.

Dostoïevski voit ici les raisons de l’immaturité mentale et morale de la jeunesse d’aujourd’hui dans une mauvaise éducation familiale, où « l’insatisfaction, l’impatience, la vulgarité de l’ignorance, le manque de respect ou l’indifférence à la patrie et dans le mépris moqueur du peuple. »

« pourquoi y a-t-il eu tant de meurtres, de scandales, d’infamies ? Il répondit, j’ai d’une voix brûlante, précipitée : pour ébranler systématiquement les bases: ruiner systématiquement la société et les principes; pour démoraliser les gens, tout transformer en masse informe… »p362

Son message politique dans ce livre était assez clair « méfiez-vous des groupes organisés qui aspirent à la destruction » surtout quand il y a des hommes qui feront tout leur possible pour atteindre leur objectif. Un roman plus que prémonitoire par rapport au monde d’aujourd’hui, en particulier l’individu face aux systèmes corrompus, le mouvement vers l’anarchie et la rébellion, et les réseaux de pouvoir qui lient tous les individus à leurs sociétés oppressives, peu importe à quel point ils s’efforcent de se libérer de ces restrictions.

Un incontournable pour tous les amoureux de la littérature et un véritable témoignage du talent de Dostoïevski, non seulement pour divertir mais provoquer sa conscience à plonger dans un tourbillon d’idées. Je recommande vivement la traduction faite par André Markowicz.


« Les démons » de Fiodor Dostoïevski – aux Éditions Actes Sud, collection Babel.

« L’archipel du goulag » d’Alexandre Soljenitsyne.

Littérature étrangère, socio-économique

« L’archipel du Goulag » est le revers de la médaille de la grande puissance autrefois appelée l’Union soviétique. Un livre que tout le monde devrait lire. Voulez-vous en savoir plus sur la Russie et comprendre l’âme russe? Lisez L’archipel. Le voilà, le livre qui a écrasé l’ex-URSS et le communisme, et comme l’a dit la grande poétesse Akhmatova à propos « d’une journée d’Ivan Denissovitch » « Je pense qu’on devrait obliger chacun des deux cents millions de citoyens soviétiques à lire ce livre et à l’apprendre par cœur. »

Personnellement, je n’ai pas la prétention d’obliger qui que ce soit à lire « l’archipel du goulag » cependant ne prétendez pas connaître le système soviétique si vous ne l’avez pas lu. Je croyais savoir et pourtant au fil des pages, j’ai réalisé que je ne savais rien.

La lecture d’un tel ouvrage est difficile et amère. Dans certains moments, les émotions sont franchement dépassées, on se dit que cela n’est pas réel. Et en même temps, il est impossible de ne pas croire Soljenitsyne qui a passé 8 années en détention. Ce livre comporte des éléments de recherche scientifique et de journalisme. Et c’est la grande force de « l’archipel du goulag » – ce sont les expériences de personnes qui ont été effacées de l’histoire.

« L’échine courbée, presque brisée, j’ai pu tirer de mes années de prison la connaissance suivante : comment l’homme devient bon et méchant. Sur la paille pourrie de la prison, j’ai ressenti pour la première fois le bien remuer en moi. Peu à peu j’ai découvert que la ligne de partage entre le bien et le mal […] traverse le cœur de chaque homme et de toute l’humanité. Cette ligne est mobile, elle oscille en nous avec les années. Dans un cœur envahi par le mal, elle préserve un bastion du bien. Dans le meilleur des cœurs – un coin d’où le mal n’a pas été déraciné. » p.594

Il y a aussi beaucoup d’énumérations, une époque assez longue est décrite, avec des événements assez divers / monotones. Les noms, fonctions, professions, époques, dates, noms de camps, lieux, types de torture, types de punitions et d’exécutions…

Vous ne trouverez ici ni haine ni colère, même si les événements qui se sont déroulés de 1918 à 1956 sont choquants et semblent invraisemblables! Médecins, enseignants, scientifiques se sont avérés être les principaux ennemis de l’État sans enfreindre un seul commandement humain. La patrie a déclaré les prisonniers, leurs femmes, leurs enfants, leurs frères, leurs sœurs et tous les proches et pas si proches comme des ennemis du peuple. Même les enfants à peine nés étaient voués à l’emprisonnement.

Le livre m’a choquée et effrayée à bien des égards, en ouvrant ces pages de l’histoire soviétique, les récits ne laissent pas indifférent. Tant de personnes provoquent de telles émotions, à la fois négatives en raison de leur bassesse et de leur méchanceté, et positives pour leur courage et leur résilience face aux difficultés de la vie.

L’essentiel dans la vie, tous ses secrets, vous voulez que je vous les dise, là, maintenant? Ne courez pas après les fantômes, après les biens, après une situation: pour les amasser – des dizaines d’années à s’user les nerfs; pour les confisquer – une seule nuit. Vivez en gardant sur la vie une supériorité égale; ne craignez pas le malheur, ne languissez pas après le bonheur; de toute façon, l’amer ne dure pas toute la vie et le sucré n’est jamais servi ras bord… p.306

Je recommanderais à chacun de se familiariser avec cet ouvrage, qui décrit un crime monstrueux contre son propre peuple. C’est un petit peu ce que les russes appellent « la version soviétique de l’Inquisition », lorsque les meilleurs esprits, créateurs et professionnels ont été supprimés, l’on se demande si l’économie, l’industrie, la culture et la créativité actuelle… auraient été différentes sans ces répressions idiotes et insensées.

Il m’a été impossible de décrire le sentiment lorsque je tenais entre mes mains non seulement un livre, mais des millions de vies, pas seulement une histoire, mais quelque chose qui l’a changé.

C’est tout simplement, un ouvrage honnête et véridique sur la façon dont les gens vivaient dans les moments difficiles des années soviétiques.


« L’archipel du goulag » d’Alexandre Soljenitsyne – aux éditions Points.