Un titre qui n’est pas sans rappeler « L’extension du domaine de la lutte » de Michel Houellebecq – une fresque inédite du libéralisme économique et de la détresse affective contemporaine. C’est donc à ce titre que Jean-Claude Michéa nous délivre une réflexion critique de cette société sous le prisme de Marx, Orwell, Marcel Mauss, Lasch et bien d’autres…
Comme nous le démontre Jean-Claude Michéa, le dynamisme du capital ne se réduit plus à la seule dimension économique mais cherche à augmenter le profit en remplaçant les travailleurs par des machines – la substitution des machines aux travailleurs fait augmenter la composition organique du capital – le rapport entre le capital mort ( bâtiments, machines, matières premières, etc.) et le capital vivant – le capital qui dans la production crée de la valeur.
Dans le processus de production capitaliste, Marx distingue deux facteurs de production principaux, qui sont le facteur travail et le facteur capital. Le facteur travail est représenté par les prolétaires tandis que le facteur capital est représenté par les capitalistes, le capitalisme qui prend la forme d’une dérive, celle du capitalisme fictif – la forme centrale prise par la financiarisation de l’économie qui peut avoir comme effets d’intégrer les tentatives de régulation par la puissance publique en « les traitant comme des amplificateurs de l’instabilité future. » Le capital fictif est cette forme de capital qui « semble donner à l’argent une faculté magique »
Les trois formes de capital fictif distinguées par Karl Marx sont la monnaie de crédit, les titres de dette publique et les actions. Un système qui encourage toujours plus selon la formule du jeune Engels:
« la dégradation de l’humanité en monade dont chacune a un principe de vie particulier et une fin particulière. »
Il contribue à la déconstruction de tout ce qui fait un être humain depuis Aristote – un animal politique et social par nature devenant un individu autocentré, avide de consommer les derniers gadgets/idéologies de la firme néolibérale tout en annihilant la légitimité des rapports de force entre dominés et dominants – la lutte des classes.
Une idéologie puissante devenue folle qui s’attaque dorénavant à la culture qui n’est pas sans rappeler la théorie de l’hégémonie culturelle de Gramsci – « distiller les idées progressistes, travailler en marge et dans les interstices, réaliser un travail de « termite » pour ronger progressivement toutes les bases de la société capitaliste traditionnelle ». Une tâche confiée par ceux qui manipulent des idées, du moins ceux qui sont organiquement lié aux travailleurs. » Il faut pour ce faire percer dans les médias de masse, envahir le langage courant, ou encore imposer ses thèmes et ses concepts dans le débat universitaire et public. »
La nouvelle élite est composée de ce que Robert Reich appelait les « analystes symboliques » – avocats, universitaires, journalistes, analystes de systèmes, courtiers, banquiers, etc… Ces professionnels font le trafic d’informations et manipulent des mots et des chiffres pour gagner leur vie. Ils vivent dans un monde abstrait dans lequel l’information et l’expertise sont les biens les plus précieux.
Comme l’écrit très justement Christopher Lasch dans « La révolte des élites« :
« Aujourd’hui, ce sont toutefois les élites – ceux qui contrôlent les flux internationaux d’argent et d’informations qui président aux fondations philanthropiques et aux institutions d’enseignement supérieur, gèrent les instruments de la production culturelle et fixent ainsi les termes du débat public – qui ont perdu la foi dans les valeurs de l’Occident, ou ce qu’il en reste. »
La culture populaire a donc été depuis l’avènement de la révolution industrielle, la première victime du libéralisme économique. Créé pour le peuple mais pas par le peuple, la culture de masse a été créée et diffusée par des sociétés de production et de riches hommes d’affaires dont le but est d’engranger le maximum de profit.
Aujourd’hui, la culture populaire devenue culture de masse à laisser place au « Wokisme » un mouvement social qui a émergé aux États-Unis « tiens donc » décuplé par les médias sociaux qui certes partait d’une bonne intention – la lutte contre les discriminations mais qui, comme toute idéologie, quand elle n’est pas contrôlée devient totalitaire et intolérante. Le mouvement s’est cristallisé dans une sorte de « dictature de la pensée unique où le crime de la pensée » comme disait Orwell. Se concrétisant par le bannissement ou par des actions qui consistent à bloquer, annuler une personne des réseaux sociaux, des médias, de la vie publique … car ses opinions ne sont pas « politiquement correct » . Cela fini souvent par la dénonciation ou le lynchage en ligne consistant à dénoncer publiquement en vue de leur ostracisation, des individus ou des groupes responsables d’actions ou de comportements perçus comme problématiques.
Guy Debord ne s’était pas trompé dans « La société du spectacle – le stade contemporain du fétichisme de la marchandise » et si l’on parle également de « scène politique », c’est pour signifier que l’activité politique se déroule dans nos sociétés de communication sous un mode théâtral ce qui n’est pas une nouveauté puisque Platon déjà parlait de théâtrocratie.
D’où l’importance des mots et ce qu’ils représentent comme George Orwell ne cesse de le rappeler par le biais de Michéa
« La fonction première de tout jargon idéologique (ou de toute novlangue) est d’abord de rendre le mensonge crédible et le meurtre respectable, et de donner à ce qui n’est que du vent, une apparence consistante » (la politique et la langue anglaise, 1946)
qui n’est pas sans conséquences et ce avec la complicité de ce qu’Orwell appelle la « middle class ». L’intelligentsia progressiste et intersectionelle. Une doxa qui se prétend humaniste mais n’est qu’un faux nez d’une pensée autoritariste, narcissique et paresseuse. La cancel culture, leur nouvelle arme de domination – un combat mené par des gens qui éprouvent un réel dégoût pour la rigueur intellectuelle, la nuance et la culture. L’appauvrissement de la pensée et « la fraude des mots » liés à « la médiocrité de la médiacratie » et la « faillite des élites en déconnexion avec le concret ».
Cette idéologie ne s’arrête pas à la culture, elle contamine la science de l’environnement – l’écologie – prise en otage par cette pensée néolibérale bobo parisienne qui » conduit inévitablement à détruire ou saccager la forêt… dans l’unique but de la rendre productive et rentable… la bourgeoisie verte se montre tout aussi incapable, de l’autre, de voir dans cette forêt un lieu habiter… » avec toutes ses traditions que vomissent les colonialistes vert – les colons métropolitains. Quid des problèmes que rencontre la classe laborieuse et la jeunesse rurale isolées et souvent méprisées. Ce constat est d’autant plus vrai que Michéa vit depuis plus de sept ans dans un petit village paysan situé dans les Landes où il ne cesse d’être frappé par ce monde aux antipodes du mode de vie métropolitain.
« Le fait que le système capitaliste soit devenu aujourd’hui, selon l’expression de Marcel Mauss, (un fait social) c’est-à-dire un phénomène indissolublement, économique, politiquement et culturel »
il est nécessaire comme le préconise ce même Marcel Mauss d’instaurer une société de don représentant la forme dominante des échanges – « celui-ci est régi par trois règles clairement formulées par les acteurs ou déductibles de leurs comportements » : l’obligation de donner, celles de recevoir et de rendre, don/contre-don comme un contrat fondateur des liens sociaux.
L’acte de « rendre service » subsiste encore dans les endroits de la France « périphérique ». Un contre poids formidable qui laisse entrevoir une forme de résistance nécessaire face à un monde toujours plus individuel.
« Extension du domaine de la lutte » de Jean-Claude Michéa aux éditions Albin Michel.