« Extension du domaine du capital » Jean-Claude Michéa

philosophie, Sciences humaines

Un titre qui n’est pas sans rappeler « L’extension du domaine de la lutte » de Michel Houellebecqune fresque inédite du libéralisme économique et de la détresse affective contemporaine. C’est donc à ce titre que Jean-Claude Michéa nous délivre une réflexion critique de cette société sous le prisme de Marx, Orwell, Marcel Mauss, Lasch et bien d’autres…

Comme nous le démontre Jean-Claude Michéa, le dynamisme du capital ne se réduit plus à la seule dimension économique mais cherche à augmenter le profit en remplaçant les travailleurs par des machines – la substitution des machines aux travailleurs fait augmenter la composition organique du capital – le rapport entre le capital mort ( bâtiments, machines, matières premières, etc.) et le capital vivant – le capital qui dans la production crée de la valeur.

Dans le processus de production capitaliste, Marx distingue deux facteurs de production principaux, qui sont le facteur travail et le facteur capital. Le facteur travail est représenté par les prolétaires tandis que le facteur capital est représenté par les capitalistes, le capitalisme qui prend la forme d’une dérive, celle du capitalisme fictif – la forme centrale prise par la financiarisation de l’économie qui peut avoir comme effets d’intégrer les tentatives de régulation par la puissance publique en « les traitant comme des amplificateurs de l’instabilité future. » Le capital fictif est cette forme de capital qui « semble donner à l’argent une faculté magique »

Les trois formes de capital fictif distinguées par Karl Marx sont la monnaie de crédit, les titres de dette publique et les actions. Un système qui encourage toujours plus selon la formule du jeune Engels:

« la dégradation de l’humanité en monade dont chacune a un principe de vie particulier et une fin particulière. »

Il contribue à la déconstruction de tout ce qui fait un être humain depuis Aristoteun animal politique et social par nature devenant un individu autocentré, avide de consommer les derniers gadgets/idéologies de la firme néolibérale tout en annihilant la légitimité des rapports de force entre dominés et dominants – la lutte des classes.

Une idéologie puissante devenue folle qui s’attaque dorénavant à la culture qui n’est pas sans rappeler la théorie de l’hégémonie culturelle de Gramsci« distiller les idées progressistes, travailler en marge et dans les interstices, réaliser un travail de « termite » pour ronger progressivement toutes les bases de la société capitaliste traditionnelle ». Une tâche confiée par ceux qui manipulent des idées, du moins ceux qui sont organiquement lié aux travailleurs.  » Il faut pour ce faire percer dans les médias de masse, envahir le langage courant, ou encore imposer ses thèmes et ses concepts dans le débat universitaire et public. »

La nouvelle élite est composée de ce que Robert Reich appelait les « analystes symboliques » – avocats, universitaires, journalistes, analystes de systèmes, courtiers, banquiers, etc… Ces professionnels font le trafic d’informations et manipulent des mots et des chiffres pour gagner leur vie. Ils vivent dans un monde abstrait dans lequel l’information et l’expertise sont les biens les plus précieux.

Comme l’écrit très justement Christopher Lasch dans « La révolte des élites« :

« Aujourd’hui, ce sont toutefois les élites – ceux qui contrôlent les flux internationaux d’argent et d’informations qui président aux fondations philanthropiques et aux institutions d’enseignement supérieur, gèrent les instruments de la production culturelle et fixent ainsi les termes du débat public – qui ont perdu la foi dans les valeurs de l’Occident, ou ce qu’il en reste. »

La culture populaire a donc été depuis l’avènement de la révolution industrielle, la première victime du libéralisme économique. Créé pour le peuple mais pas par le peuple, la culture de masse a été créée et diffusée par des sociétés de production et de riches hommes d’affaires dont le but est d’engranger le maximum de profit.

Aujourd’hui, la culture populaire devenue culture de masse à laisser place au « Wokisme » un mouvement social qui a émergé aux États-Unis « tiens donc » décuplé par les médias sociaux qui certes partait d’une bonne intention – la lutte contre les discriminations mais qui, comme toute idéologie, quand elle n’est pas contrôlée devient totalitaire et intolérante. Le mouvement s’est cristallisé dans une sorte de « dictature de la pensée unique où le crime de la pensée » comme disait Orwell. Se concrétisant par le bannissement ou par des actions qui consistent à bloquer, annuler une personne des réseaux sociaux, des médias, de la vie publique … car ses opinions ne sont pas « politiquement correct » . Cela fini souvent par la dénonciation ou le lynchage en ligne consistant à dénoncer publiquement en vue de leur ostracisation, des individus ou des groupes responsables d’actions ou de comportements perçus comme problématiques.

Guy Debord ne s’était pas trompé dans «  La société du spectacle – le stade contemporain du fétichisme de la marchandise » et si l’on parle également de « scène politique », c’est pour signifier que l’activité politique se déroule dans nos sociétés de communication sous un mode théâtral ce qui n’est pas une nouveauté puisque Platon déjà parlait de théâtrocratie.

D’où l’importance des mots et ce qu’ils représentent comme George Orwell ne cesse de le rappeler par le biais de Michéa

« La fonction première de tout jargon idéologique (ou de toute novlangue) est d’abord de rendre le mensonge crédible et le meurtre respectable, et de donner à ce qui n’est que du vent, une apparence consistante » (la politique et la langue anglaise, 1946)

qui n’est pas sans conséquences et ce avec la complicité de ce qu’Orwell appelle la « middle class ». L’intelligentsia progressiste et intersectionelle. Une doxa qui se prétend humaniste mais n’est qu’un faux nez d’une pensée autoritariste, narcissique et paresseuse. La cancel culture, leur nouvelle arme de domination – un combat mené par des gens qui éprouvent un réel dégoût pour la rigueur intellectuelle, la nuance et la culture. L’appauvrissement de la pensée et « la fraude des mots » liés à « la médiocrité de la médiacratie » et la « faillite des élites en déconnexion avec le concret ».

Cette idéologie ne s’arrête pas à la culture, elle contamine la science de l’environnement – l’écologie – prise en otage par cette pensée néolibérale bobo parisienne qui  » conduit inévitablement à détruire ou saccager la forêt… dans l’unique but de la rendre productive et rentable… la bourgeoisie verte se montre tout aussi incapable, de l’autre, de voir dans cette forêt un lieu habiter… » avec toutes ses traditions que vomissent les colonialistes vert – les colons métropolitains. Quid des problèmes que rencontre la classe laborieuse et la jeunesse rurale isolées et souvent méprisées. Ce constat est d’autant plus vrai que Michéa vit depuis plus de sept ans dans un petit village paysan situé dans les Landes où il ne cesse d’être frappé par ce monde aux antipodes du mode de vie métropolitain.

« Le fait que le système capitaliste soit devenu aujourd’hui, selon l’expression de Marcel Mauss, (un fait social) c’est-à-dire un phénomène indissolublement, économique, politiquement et culturel »

il est nécessaire comme le préconise ce même Marcel Mauss d’instaurer une société de don représentant la forme dominante des échanges – « celui-ci est régi par trois règles clairement formulées par les acteurs ou déductibles de leurs comportements » : l’obligation de donner, celles de recevoir et de rendre, don/contre-don comme un contrat fondateur des liens sociaux.

L’acte de « rendre service » subsiste encore dans les endroits de la France « périphérique ». Un contre poids formidable qui laisse entrevoir une forme de résistance nécessaire face à un monde toujours plus individuel.

« Extension du domaine de la lutte » de Jean-Claude Michéa aux éditions Albin Michel.

« Le complexe d’Orphée » de Jean-Claude Michéa

philosophie, Sciences humaines

Cet essai est la continuité de « l’empire du moindre mal » qui porte comme tous les ouvrages de Jean Claude Michéa sur la critique de la logique du libéralisme, ses origines et ses effets même si il est bon de rappeler que l’auteur s’est toujours défendu d’écrire une histoire universitaire des idées libérales avec toutes ses articulations mais plutôt d’étudier comment les intentions initiales des libéraux vont déclencher un mouvement qui finit par produire le culte de la croissance au-delà de toutes considérations philosophiques et morales ?

Michéa s’inscrit dans la pensée orwellienne et cette cohorte extrêmement réduite des esprits libres. Ne défendant pas une idée parce qu’elle est politiquement correct ou politiquement utile, mais parce qu’elle est vraie, même si cette vérité se retrouve chez un auteur aux idées contraires. Que la vérité, même si elle fait le jeu de l’adversaire est toujours plus légitime qu’un mensonge, qui « ne désespéra jamais Billancourt » « Seule la vérité est révolutionnaire » disait Antonio Gramsci 

Il revient donc sur la naissance du libéralisme au XVIIIe siècle – la philosophie et la théologie au sortir des grandes guerres de religion qui commencent avec Hobbes dont bon nombre d’aspects de sa pensée dans lesquels la tradition libérale s’est reconnue : la théorie des droits individuels inaliénables, le calcul de l’intérêt repris dans la figure de l’homme économique, la remise en cause de la justice distributive réduite à la justice de l’arbitre et de la justice commutative pensée sans égalité de valeur, la subjectivation de la valeur et sa détermination par le prix, la définition négative de la liberté, etc… en passant par « la main invisible » d’Adam Smith. Et comme le souligne l’auteur, le terme « libéral » au sens actuel du mot ne s’imposera définitivement qu’au début du XIXe siècle, notamment à travers les écrits de Benjamin Constant et de Germaine de Staël. A une époque où le modèle classique du libéralisme se répand largement en Europe (dans le milieu du 19ème siècle), Constant partage avec Jeremy Bentham « l’honneur » d’être le principal défenseur d’une nouvelle philosophie économique et de surcroît « culturelle » qui rallie l’idée que le progrès est de « donner à chacun l’opportunité de vivre comme il l’entend sous réserve de ne pas nuire à autrui ». Ce qui suppose que l’État ou la structure qui administre la société soit un État « axiologiquement neutre » du point de vue des valeurs – qui ne tend pas à supprimer la morale et la religion, mais à privatiser. La morale chrétienne est donc remplacée par la science économique. Si dans les faits l’intention peut sembler idyllique pour certains, le problème de ce modèle survient quand la société se développe et se complexifie en adoptant des critères logiques de l’évolution du libéralisme et en remettant en jeu les normes acquises au fil des siècles. (refus d’autorité au nom des libertés individuelles, la marchandisation des corps et des utérus …) ce qui veut dire que le libéralisme culturel finit toujours par trouver son pendant dans l’économie de marché en privatisant tout et en soumettant l’homme à la loi du marché. Ce que la gauche libérale actuelle tend à défendre. Nous sommes donc loin des premiers libéraux « XVIIIe siècle » qui étaient dans la logique de la limite et de la modération telles les intentions d’un David Hume. Il faut donc comprendre selon l’auteur que le libéralisme moderne s’est retourné contre le libéralisme initial, « limité est modéré » et que la logique du libéralisme n’est en rien modéré. Il finit par mettre en marche une machine qui se retournera toujours contre les intentions initiales dont les références morales, religieuses et philosophiques n’auront plus aucun sens. Ce n’est donc pas tant le libéralisme en tant que doctrine du XVIIIe siècle qui pose problème que la logique du processus libéral qui l’enveloppe. On peut donc penser comme l’a dit Michéa dans une interview « que les premiers libéraux seraient terrorisés de voir le monde d’aujourd’hui. »

Les vertus morales remplacées par « la commercial Society » – « le capitalisme comme horizon indépassable de notre temps » (même si la question du capitalisme peut être discutée – d’une certaine façon le capitalisme marchand a toujours existé), le culte de la croissance dans un monde où les ressources ne sont malheureusement pas illimités, (l’exemple de l’île Nauru est particulièrement pertinent: l’un des endroits les plus riches du monde au début du XXe siècle dû à l’exploitation intensive du phosphate avant de connaître un effondrement économique et social retentissant en 1990.) Et où l’éducation au sens large est complètement dévoyée de toutes dispositions à la bienveillance et à la droiture qui constitue selon Orwell « l’indispensable infrastructure morale de toute société juste. » Ou : « Mixte, historiquement constitué, de civilités traditionnelles et de dispositions modernes qui ont jusqu’ici permis de neutraliser une grande partie de l’horreur économique. » Quand le rapport au passé et le rapport à la différence (entre adulte-enfant) supposant des critères ne sont plus légitimes, éduquer devient un processus impossible.

« À partir du moment, en effet, où l’on s’est convaincu que l’égoïsme est la véritable source de toutes les vertus publiques (private vices, public benefits, selon la formule célèbre de Mandeville), il devient absolument nécessaire de laisser la nature de petit homme s’exprimer « librement », sous l’œil admiratif de ses néoparents – tout appel à la notion d’effort ou d’autorité étant immédiatement discréditer comme « patriarcal » ou « réactionnaire ».

Comme dit très justement Pierre Manent l’idéologie du progrès c’est « le scepticisme devenu institution » – les idées de droits de l’homme et de démocratie apparaissent dans la modernité comme deux expressions d’un même idéal d’émancipation personnelle et collective. Mais ces idées font également l’objet d’une tension entre droit et pouvoir, légalité et légitimité. 

Cependant, n’allez pas croire que Jean-Claude Michéa rejette la notion de progrès, le progrès est un bien si il est étudié « au cas par cas » et à la manière d’Hannah Arendt, il pense à partir de la pratique et des effets, qui considère le réel plutôt que l’idée et montre que la politique ne se mesure pas à une vérité abstraite: c’est plutôt un bien commun, que les hommes fabriquent sans cesse entre eux. Sauf que le progrès idéologique quand il n’est pas contrôlé peut devenir dangereux. Faire table rase est une utopie dangereuse, ouvrant la porte à tous les subterfuges et transformations pouvant conduire au totalitarisme (les origines du totalitarisme d’Hannah Arendt). Pour Christopher Lasch, le problème, c’est que loin de construire une société idéale et d’émanciper qui que ce soit, le progressisme triomphant a conduit l’homme à la banqueroute émotionnelle… Il estimait que « la modernité libérale a vécu à crédit sur un capital emprunté à une vieille tradition de Républicanisme civique héritée d’Aristote, des cités italiennes du Moyen Âge et de la Renaissance. »

Pensant naïvement que le mouvement de l’histoire résoudrait le problème scientifique, les libéraux ne supportent pas l’idée contraire « des gens ordinaires » qui irait à l’encontre du mouvement modernisateur du progrès.

Dans la logique de Jean-Claude Michéa, il faut comprendre que la common decency est le point de départ de la réflexion critique, ce qui ne remplace pas l’analyse politique. « la common decency » : le sens commun qui nous avertit qu’il y a des choses qui ne se font pas, quelque soit les circonstances (mentir, trahir, tricher, humilier…) – une définition saine du contact direct entre l’homme et ses actes.

Jean-Claude Michéa est un philosophe qui traduit une critique sans concessions de la gauche moderne et de la prétendue droite conservatrice (qui ne l’est pas du tout), défend les valeurs populaires, dissèque la logique du libéralisme et du consumérisme. Et au delà de nos affinités politiques et de nos aprioris, Jean-Claude Michéa mérite d’être lu. Sachez raisonner par vous-même sans réduire la pensée à un étiquetage vulgaire.

Le complexe d’Orphée, la gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès – Éditions Climats.

« Eyes wide shut » de Stanley Kubrick analysé par Diane Morel

Sciences humaines

Eyes Wide Shut est la dernière œuvre du célèbre réalisateur Stanley Kubrick et, comme beaucoup de ses films, elle contient énormément de significations difficiles à déchiffrer ou à comprendre au premier visionnage. Sorti en 1999 avec des réactions mitigées, Eyes Wide Shut a depuis suscité un intérêt considérable et est devenu l’une des plus belles œuvres de Kubrick. Quelques jours seulement après avoir terminé le montage final et de longs mois éreintants , Kubrick décède dans son sommeil à l’âge de soixante-douze ans à son domicile en Angleterre.

Eyes Wide Shut est un film d’une portée et d’une profondeur vastes, implacable dans son exploration des effets que l’évolution humaine, l’histoire, l’art et la politique ont sur la psychologie, la perception, le sexe et les relations.

Ce drame à mystère érotique est une adaptation très légèrement modifiée du livre d’Arthur Schnitzler, Traumnovelle (La nouvelle rêvée). L’intrigue du film présente l’aventure nocturne du Dr Bill Harford (joué par Tom Cruise) après que sa femme, Alice (Nicole Kidman), ait admis fantasmer sur un autre homme. Ce qui suit est un rêve fiévreux emplit de sensualité et d’érotisme, de secret et d’anxiété.Le contrôle perfectionniste de Kubrick qualifié de (freaky control) sur la direction a épuisé les acteurs et l’équipe. Le processus de tournage a été enregistré comme le film le plus long de l’histoire du cinéma, d’une durée de 15 mois de tournage non-stop. La maîtrise de Kubrick sur l’art du cinéma est immédiatement mise en évidence par l’ambiance hypnotique. Les longs plans, la grammaire des couleurs, la scénographie enchanteresse et le mouvement lent de la caméra placent le spectateur sous un charme dont il expérimente l’intrigue tout du long.

L’aspect le plus déroutant d’Eyes Wide Shut n’est pas ses scènes intimes tant attendues, mais sa fidélité à la littérature. Personne ne s’attendait à une adaptation aussi fidèle de l’histoire de rêve d’Arthur Schnitzler (Schnitzler était un ami de Freud).

Ce thème à la fois simple et sophistiqué décrit un homme qui confortablement installé dans ses illusions fait confiance à sa propre rationalité et à la rationalité des systèmes qui gouvernent son monde, cependant au fil de ses errances nocturnes, ses actions, ses illusions sont heurtées et il doit se débrouiller avec les conséquences parfois mortelles, toujours dévastatrices de cette perte de repères.

Les premières critiques décrivaient Eyes Wide Shut comme un « thriller érotique » et une « odyssée sexuelle », en utilisant des mots comme « freudien », « rêves », « fantaisie » et « culpabilité ». Le sexe est en effet au centre du film, mais tout aussi importants sont les sujets de classe, le capitalisme, l’élite dirigeante mondiale et les puissantes sociétés secrètes. Les allusions apparemment sans fin qui s’étendent à travers les domaines de la littérature, de la musique, de l’opéra, du ballet, de la mythologie, de la religion, de la politique, de l’histoire, de l’étymologie, du cinéma et même de la vie personnelle de Kubrick ne sont pas toujours aussi immédiatement apparentes. Il y a une qualité très étrange de transtextualité dans ce film dans lequel un examen attentif aboutit à un labyrinthe de symbolisme cryptique, de liens étranges et de références croisées à d’autres éléments du film, à d’autres œuvres d’art et à la vie réelle.

Kubrick a souvent été accusé de privilégier la précision technique et l’intellectualisme au détriment de l’impact émotionnel. En effet, ses films ne sont généralement pas destinés à ceux qui recherchent un divertissement ou qui manquent de tempérament cérébral. Beaucoup de ses films ont une qualité froide et clinique et semblent, du moins en surface, épouser une vision profondément pessimiste de l’humanité. Son innovation technique dans le monde du cinéma est sans égale, car chacune de ses œuvres possède une acuité sonore et visuelle, une utilisation exigeante de la caméra, du cadrage, de l’éclairage, du positionnement, des effets spéciaux, de la musique, etc… Les films de Kubrick sont difficiles à percevoir parce qu’il raconte des histoires d’une manière que nous n’avons pas l’habitude de recevoir, avec un effet particulier et souvent troublant.

Il n’a peut-être réalisé que 13 longs métrages au cours de ses 46 ans de carrière, mais Stanley Kubrick a couvert une gamme que des cinéastes plus prolifiques pourraient et ont souvent fait envier. Que les films se déroulent dans un passé lointain ou dans un futur proche, que leur ton dominant soit comique ou violent, sournois ou brutal, las ou idéaliste, Kubrick a repris les mêmes thématiques encore et encore – vif, brillant, émotionnellement impitoyable, des variations imaginaires inoubliables sur le thème qui l’a occupé toute sa vie.

Eyes Wide Shut peut-être beaucoup de choses à la fois; une satire dérangeante, une mise en accusation cinglante de la classe dirigeante ; la désignation par le capitalisme de toutes les choses, même les personnes, comme des objets à acheter, à utiliser et à jeter par les escrocs les plus riches du monde, cela inclut des allusions alternativement évidentes et obscures aux sociétés secrètes. Mais c’est aussi une histoire fantastique et une étude sincère et réfléchie de l’intimité, de la monogamie, du sexe et des relations homme-femme, comment ces sujets se rapportent à la perception humaine et l’émotion, et les forces souvent invisibles ou imaginaires qui nous animent tous.

Pénétrant notre psyché à travers l’art de l’illusion, des artefacts anciens sont mis en lumière dans la banalité du présent. Kubrick a fait de ses films des œuvres d’art pour être disséquées et discutées, pas de simples divertissements qui plaisent à la foule, simplement consommés et convenus. En tant que tel, Eyes Wide Shut perdure, Stanley Kubrick lui-même l’a proclamé avant sa mort comme sa plus grande œuvre.

Je ne suis pas certaine que nous soyons en mesure de comprendre pleinement le film. L’impossibilité du titre le dit – en français (les yeux grands fermés). Les contradictions accablantes inhérentes à l’humanité. Entre autres choses, c’est une  histoire de rêve. Et dans quelle mesure comprenons-nous vraiment nos rêves?

Autrement dit, il a trouvé un moyen – comme peu avant lui ou depuis – de faire des films d’interprétation qui connaissent un succès commercial dans la culture populaire tout en attirant simultanément le public des films cultes, les intellectuels et les universitaires, les cinéphiles, les critiques, les artistes et les autres cinéastes.

Un film avec la puissance et le mystère du rêve, où la réalité se fond dans le symbolisme avec des éléments étrangement juxtaposés qui se cristallisent en un tout unique et envoûtant.


« Eyes wide shut, ou l’étrange labyrinthe » de Diane Morel – Aux éditions PUF

« La révolte des élites et la trahison de la démocratie » de Christopher Lasch

Sciences humaines, Sociologie

Christopher Lasch était l’une des rares personnalités de la vie publique américaine à être respectée par les gens de gauche comme de droite, parmi les universitaires comme les gens ordinaires, dans les cercles intellectuels comme parmi ceux qui n’ont aucune patience pour les idées abstraites. La révolte des élites et la trahison de la démocratie , un essai publié après sa mort en 1994. Christopher Lasch se montre pertinent, perspicace et sans compromis.

Le titre du livre est un rappel de « La révolte des masses » de Jose Ortega y Gasset., un ouvrage puissant publié en 1930 qui attribuait la crise de la culture occidentale à la « domination politique des masses« . Ortega croyait que la montée des masses menaçait la démocratie en sapant les idéaux de vertu civique qui caractérisaient les anciennes élites dirigeantes. Mais dans l’Amérique de la fin du XXe siècle, ce ne sont pas tant les masses qu’une élite émergente de types professionnels et managériaux qui constituent la plus grande menace pour la démocratie, selon Lasch.

« Aujourd’hui, ce sont toutefois les élites – ceux qui contrôlent les flux internationaux d’argent et d’informations qui président aux fondations philanthropiques et aux institutions d’enseignement supérieur, gèrent les instruments de la production culturelle et fixent ainsi les termes du débat public – qui ont perdu la foi dans les valeurs de l’Occident, ou ce qu’il en reste. »

La nouvelle élite est composée de ce que Robert Reich appelait les « analystes symboliques » – avocats, universitaires, journalistes, analystes de systèmes, courtiers, banquiers, etc. Ces professionnels font le trafic d’informations et manipulent des mots et des chiffres pour gagner leur vie. Ils vivent dans un monde abstrait dans lequel l’information et l’expertise sont les biens les plus précieux. Le marché de ces actifs étant international, la classe privilégiée est plus concernée par le système mondial que par les communautés régionales, nationales ou locales. En fait, les membres de la nouvelle élite ont tendance à s’éloigner de leurs communautés et de leurs concitoyens. Avec l’hypocrisie qui s’y rattache, professant toujours plus d’égalitarisme mais en se gardant bien d’envoyer leurs enfants dans des écoles publics, loin du citoyen prolétaire.

« Les classes sociales se parlent à elles -mêmes, dans un dialecte qui est propre à chacune, et inaccessible à ceux qui n’en font pas partie; Elle ne se mélange qu’en des occasions solennelles, dans les fêtes officielles. »

La soi-disant « méritocratie » a fait de l’avancement professionnel et de la liberté de gagner de l’argent « l’objectif primordial de la politique sociale ». Lasch accuse la fixation sur l’opportunité et la « démocratisation de la compétence » de trahir plutôt qu’illustrer le rêve américain. « Le règne de l’expertise spécialisée ».

L’auteur évoque également le déclin du discours démocratique qui s’est produit en grande partie aux mains des élites, ou « classes parlantes« , comme Lasch les appelle. Un débat intelligent sur des préoccupations communes a été presque entièrement supplanté par des querelles idéologiques, des dogmes aigres et des injures qui « favorisent la conversation générale entre les classes », les classes sociales « se parlent de plus en plus dans un dialecte qui leur est propre, inaccessible aux autres.« 

« Le débat politique a commencé à décliner vers le début du siècle, ce qui correspond, assez bizarrement à une époque où la presse devenait plus responsable, plus professionnel, plus consciente de ses obligations civiques. »

Lasch fini par examiner ce qu’il considère comme une crise spirituelle au cœur de la culture occidentale. « Cette crise est le produit d’un attachement excessif à la vision du monde laïque« , soutient-il, qui a laissé peu de place au doute et à l’insécurité à l’élite du savoir. Traditionnellement, la religion institutionnelle offrait un foyer aux incertitudes spirituelles ainsi qu’une source de sens supérieur et un dépositaire de sagesse morale pratique. Les nouvelles élites, cependant, dans leur étreinte de la science et de la laïcité, regardent la religion avec un dédain à la limite de l’hostilité. « La culture de la critique est censée exclure les engagements religieux », observe Lasch. Aujourd’hui, la religion est vu comme « quelque chose d’utile pour les mariages et les funérailles mais autrement dispensable ». Privé d’une éthique supérieure, les classes du savoir se sont réfugiées dans une culture du cynisme, s’inoculant à l’irrévérence. « L’effondrement de la religion ».

« Ces gens-là là ont du mal à reconnaître que cette puissance supérieure est juste et bonne quand le monde et si évidemment habité par le mal. »


« La révolte des élites et la trahison de la démocratie » de Christopher Lasch – éditions Flammarion, collection Champ essais.

« Le grand échiquier » de Zbigniew Brzezinski

géopolitique, Sciences humaines

Brzezinski a dédié ce livre à ses étudiants « Pour mes étudiants afin de les aider à donner forme au monde de demain »

Par conséquent, tous les étudiants en politique et en relations internationales bénéficieront de la lecture de ce livre. C’est également une ligne directrice valable pour les politologues et les diplomates qui souhaitent acquérir une connaissance approfondie de la politique étrangère américaine et de la justification des stratégies changeantes pour rester en tête et au-dessus de la géopolitique mondiale.

Zbigniew Brzezinski, de 1977 à 1981 a été le conseiller à la sécurité nationale du président Jimmy Carter et pendant des années l’un des penseurs les plus pertinents en matière d’affaires étrangères, en particulier celles qui traitent du bloc soviétique. À cette époque là, ce qui a heurté Brzezinski, c’est qu’à la suite de l’effondrement soviétique, les États-Unis, leader mondial incontesté et incontestable n’avaient tout bonnement pas pas compris que la démocratie américaine se prêtait mal à la gestion des empires. Cette ignorance a frustré Brzezinski, qui a fourni un autre plan scientifique. Une sorte de mode d’emploi pour promouvoir les intérêts américains, maintenir l’hégémonie qui permettrait d’empêcher l’anarchie mondiale. Pour lui, il s’agit d’un jeu stratégique, un peu comme aux échecs, pour déjouer les rivaux potentiels, d’où le titre du livre : « Le grand échiquier ».

Depuis la fin de la guerre froide et l’effondrement du communisme, les États-Unis se sont sentis victorieux,et après plusieurs décennies, les affaires étrangères n’ont plus occupé la première place à Washington. Le président Clinton a d’ailleurs porté moins d’attention aux affaires étrangères et tous les signes semblent indiquer que le peuple américain, ayant gagné la guerre froide, se consacre davantage aux problèmes nationaux et locaux.

Par ailleurs, de nombreux membres de l’establishment soulignent une inquiétude croissante vis à vis de la politique étrangère : « Réveillez-vous, Amérique, avant qu’il ne soit trop tard. »

Brzezinski commence par un examen rapide de chaque empire de l’histoire en mettant en avant plusieurs type de stratégie que les États-Unis doivent adopter pour être une puissance différente en mettant en exergue les idées de la légion romaine et des empereurs mongols en Chine et comment ils ont adopté différentes stratégies pour devenir une superpuissance mondiale.

« Ces trois empires – romain, chinois, mongol – ont été les précurseurs régionaux de tous les aspirants à la domination mondiale. Rome et la Chine, comme nous l’avons déjà souligné, présentent des caractéristiques similaires, notamment, d’ une part, des structures économiques et politiques très sophistiquées et, d’autre pan, une reconnaissance, largement admise, de la supériorité culturelle du centre, assurant cohésion et légitimité. Le contrôle politique dans l’empire mongol, au contraire, repose sur la conquête militaire suivie d’une phase d’adaptation – et même d’assimilation – aux réalités locales. »

Cette première partie évoque comment mettre en avant le développement des États-Unis en tant que superpuissance mondiale. Elle peut être considéré comme la préface à la compréhension de la politique étrangère américaine avec des références concernant la doctrine Monroe et l’idée que cette doctrine est le dissolvant du sentiment isolationniste américain qui existait avant cette ère.

« Les enjeux géopolitiques n’auraient pu être plus clairement définis: l’Amérique du Nord contre l’Eurasie, avec le monde comme enjeu. Le vainqueur dominerait le monde. Dans ce bras de fer, aucun adversaire de second ordre n’a les moyens de s’interposer. Une fois acquise. la victoire serait totale. »

Il soutient ensuite que l’Eurasie est l’échiquier sur lequel la lutte pour la primauté mondiale continue de se jouer. Il fait de l’Eurasie le terrain de jeu sur lequel le destin du monde est déterminé et analyse les possibilités en Europe, l’ex-Union soviétique, les Balkans (interprétés au sens large) et l’Extrême-Orient. Comme un grand maître aux échecs, il trace sa stratégie avec plusieurs coups d’avance, envisageant un développement en trois étapes.

– Le pluralisme géopolitique doit d’abord être promu pour désamorcer les défis à l’Amérique,

– Des partenaires internationaux compatibles(effort démocratique) doivent être développés pour encourager la coopération sous leadership américain avec bien évidemment l’expansion de l’OTAN vers l’Est

– Le partage effectif de la responsabilité politique internationale.

Grosso modo, les pôles jumeaux de cette stratégie sont une Europe unie à l’Ouest et une Chine à l’Est.

Il faut toutefois comprendre que cet essai regarde l’Eurasie à travers la lentille américaine, c’est donc une approche unilatérale. Cependant, il a prédit l’émergence économique de la Chine. Il reflète également le modèle et les changements historiques de manière très compartimentée en catégorisant chaque partie de la région en pièces comme un échiquier. Bien que le livre puisse être considéré comme un canon important pour examiner les affaires mondiales et la géopolitique, il ne parvient pas à résoudre un certain nombre de problèmes. Il ne définit pas non plus l’idée d’un pivot géopolitique et n’est pas très clair sur la manière dont la Russie et la Chine peuvent constituer une menace pour la politique étrangère américaine. De plus, il regarde le monde du point de vue uniquement pragmatique, qui considère la conquête et la domination économique comme une force hégémonique. Et bien qu’il semble trop ambitieux de tenter de couvrir autant de terrain dans un court ouvrage, Brzezinski l’a fait.

« Il est important que les États-Unis affichent clairement leurs objectifs en matière internationale. S’il fallait choisir entre l’élargissement du système euro-atlantique et l’amélioration des relations avec la Russie, il va sans dire que l’Amérique favoriserait le premier. »

Brzezinski rend la géopolitique plus facile et abordable en décomposant les causes et les conséquences de chaque objectif stratégique potentiel des Etats-Unis et d’autres grands pays. Il faut toutefois comprendre que Brzezinski a une vision américaniste de la géopolitique.


« Le grand échiquier » de Zbigniew Brzezinski » aux éditions Fayard/Pluriel

« L’enseignement de l’ignorance » de Jean-Claude Michéa

philosophie, Sciences humaines

Dans un monde en déclin, tout commence avec l’école: niveau des élèves en chute libre, manque de considération envers le corps professoral, réformes successives… En renonçant à l’éducation, nous renonçons à l’avenir d’un pays. Tel est le constat que partage Jean-Claude Michéa, ancien professeur agrégé en philosophie qui choisira d’enseigner à des élèves de « banlieue » refusant le conformisme des « nouveaux mandarins » de l’intelligentsia libérale.

La pensée critique est la capacité à mobiliser la raison dans une activité réflexive. Dans un monde en constante évolution, où nous sommes constamment assaillis d’informations, elle permet de prendre le temps d’analyser de façon objective les situations données. Pour cela faut-il déjà être doté d’une culture minimal à commencer par la capacité d’argumenter et maîtriser des exigences linguistiques élémentaires. Vous l’aurez compris, il n’est pas simple d’avoir un esprit critique dans une société qui manipule « le novlangue » à la perfection dont « le but est l’anéantissement de la pensée, la destruction de l’individu devenu anonyme… »

« Par progrès de l’ignorance, La disparition de connaissances indispensables au sens où elle est habituellement déplorée (et souvent à juste titre) que le déclin régulier de l’intelligence critique c’est-à-dire de cette aptitude fondamentale de l’homme à comprendre à la fois dans quel monde il est amené à vivre et à partir de quelles conditions la révolte contre ce monde est une nécessité morale. »

Selon Michéa, « L’enseignement de l’ignorance » n’est pas sans lien avec l’économie libérale, une autorité suffisamment influente et puissante pour briser tous les obstacles qui s’opposent à la loi du marché (tradition, religion, le droit à la coutume, famille …) dans le but de créer « un individu entièrement rationnel égoïste et calculateur » en l’éloignant de son « appartenance ou enracinement »

Ce qui veut dire que l’école actuelle soumet la jeunesse aux contraintes de l’ordre mondial « celle du capitalisme, de l’universalité marchande, ex: le combat de l’école contre « le patois », suppression du grec et du latin, la diminution des heures de philo… Le but de l’école d’aujourd’hui n’est plus de transmettre un savoir, des vertus morales… indépendamment de l’ordre capitaliste, l’école sert dorénavant à former un individu productif et rentable pour le marché du travail.

« L’école n’est déjà rien d’autre qu’un outil au service de la reproduction du capital. »

L’auteur pense aussi que Mai 68 a été décisif , car il a « eu pour effet de délégitimer d’un seul coup et en bloc, les multiples figures de la société précapitaliste ». L’insurrection étudiante n’a été profitable qu’au capital, le changement de paradigme laisse place à la propagande de la publicité et de la consommation, l’école moderne est donc devenue la fabrique de l’inculture favorisant toujours plus le libéralisme économique dans une société où il est dorénavant interdit d’interdire.

« La révolution anticapitaliste a été conviée à se défaire de son encombrant passé en acceptant pieusement de se soumettre au commandement le plus sacré des Tables de la Loi moderne « il est interdit d’interdire… » C’est dans ces conditions radicalement nouvelles et sur les bases de la métaphysique du désir et du bonheur que la consommation puis donc devenir un mode de vie à part entière – la course obsessionnelle et pathétique à la jouissance toujours différée de l’objet manquant. »

Malheureusement tous ceux qui courageusement pointent du doigt la métaphysique du progrès sont accusés de réactionnaires. Parce qu’il est de bon ton pour l’économiste de discréditer toute personne s’opposant au dogme du « mouvement modernisateur » de l’économie. Et pourtant la dimension conservatrice nous aide à garder un esprit critique qui « n’a pas peur des mots ».

Rangez vos livres, ne soyez ni fiers , ni pertinents et encore moins spirituels, vous paraîtrez trop prétentieux dans un monde où la médiocrité a pris le pouvoir. Encore une fois, la common decency est de rigueur pour garder la tête hors de l’eau.


« L’enseignement de l’ignorance » de Jean-Claude Michéa – Éditions Climats

« L’impérialisme » deuxième tome des origines du totalitarisme. D’Hannah Arendt.

philosophie, Sciences humaines

Ironiquement pour un penseur qualifié « d’eurocentriste » , les questions abordées par Hannah Arendt dans « Les Origines du totalitarisme » et son travail jusqu’au début des années 1960 sont aussi pertinentes pour le monde d’aujourd’hui qu’elles étaient aux événements de son temps. Déjà pendant la Seconde Guerre mondiale, Arendt s’était rendu compte que l’Occident entrait dans une ère qui exigeait une refonte fondamentale de ses concepts traditionnels.

Dans cet essai, elle analyse l’impérialisme et son expansion centrale ; l’utilisation de la pensée raciale comme dispositif dominant sur les continents du Sud; le déclin de l’État-nation et l’augmentation des minorités après 1918. Une période où le totalitarisme, l’impérialisme et l’antisémitisme ont atteint leur pleine expression. Arendt montre comment les structures du totalitarisme naissent avec la partition de l’Afrique, puis se déplace à l’Europe avec les mouvements impérialistes pangermaniques et panslaves, avant de trouver leur aboutissement dans les régimes totalitaires.

« Si je pouvais, j’annexerais les planètes » Cecil Rhodes

Tout commence avec les milieux d’affaires qui sont en quête de nouveaux marchés après avoir essuyés plusieurs échecs économiques à la fin du XIXe siècle. Par la suite, ces milieux d’affaire vont faire pression sur le pouvoir central pour favoriser l’expansion coloniale en Afrique. Deux moyens de domination sont à l’œuvre pour appuyer la puissance coloniale: la division des races et la bureaucratie. un système extrêmement utile pour développer et justifier l’hégémonie européenne. Qu’Hannah Arendt définie comme l’impérialisme classique – cette elite qui avec la complicité de la populace, développe une idéologie qui va s’étendre hors de l’Europe.

Hannah Arendt parle également d’impérialisme continental dont les acteurs principaux sont la Prusse, l’Autriche-Hongrie et la Russie. Qu’elle nomme le panslavisme et le pangermanisme. Un système qui s’appuie uniquement sur la population. Cela implique la croissance du gouvernement invisible par rapport au gouvernement visible – le gouvernement qui n’est pas dans la vue des citoyens.

Cette montée en puissance de la gouvernance invisible conduit à son tour à un déclin, voire à une désintégration, de l’État-nation, c’est-à-dire de l’espace dans lequel les êtres humains appartiennent et vivent en tant que citoyens. Le déclin de l’État-nation, soutient-elle, est la conséquence de l’impérialisme, un mouvement qui

« s’est avéré contenir presque tous les éléments nécessaires à la montée ultérieure des mouvements totalitaires… Avant l’ère impérialiste, il n’y avait pas de politique mondiale, et sans elle, … la revendication d’une domination mondiale n’aurait pas eu de sens. »

Arendt ne semble pas directement concernée par le domaine économique. Et il est important pour elle de maintenir une distinction claire entre ce qui est politique et ce qui est économique. Comme Carl Schmitt, elle a tracé une ligne nette entre la politique et l’économie. Ainsi, l’argument de cet essai sur le totalitarisme est que l’expansionnisme politique infini de l’impérialisme est une transposition dans le domaine politique des tendances économiques du capitalisme, et c’est à son tour une composante essentielle du totalitarisme. Elle conclue que l’impérialisme doit être compris comme la première phase de la domination politique bourgeoise bien plus que le stade ultime du capitalisme.

L’inquiétude d’Arendt est que l’époque actuelle pourrait s’avérer analogue à la période précédant immédiatement la Première Guerre mondiale, où un petit incident a déclenché une catastrophe sans précédent. L’apatridie est le danger, un danger que Nietzsche avait déjà identifié en 1871.

Il faut savoir qu’après la Première Guerre mondiale, on essaie d’accorder un Etat à chaque nation sous l’impulsion du président Wilson qui formule « le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. » Cependant dans les faits, cela n’est pas aussi simple et c’est là où Hannah Arendt pointe du doigt la faiblesse de nos démocraties. Car dans les faits, les nations n’occupent pas de territoires continus et homogènes, beaucoup d’individus se retrouveront donc hors de leur pays, sans nationalité et donc sans droit. Un phénomène qui ne fait qu’accentuer la méfiance de la population envers les apatrides sans compter la privation de nationalité et donc de droit. Résultat: déportation, réfugiés…

« Cela n’a pu […] se produire que parce que les droits de l’homme qui, philosophiquement, n’avaient jamais été établis mais seulement formulés, qui, politiquement n’avaient jamais été garantis mais seulement proclamés, ont, sous leur forme traditionnelle, perdu toute validité »

Arendt conclue en évoquant le déclin de l’État-nation et la fin des droits de l’homme qui découlent du caractère abstrait et formel des droits de l’homme, dont les faits ont montré qu’ils avaient perdu toute efficacités dès lors qu’ils avaient été dissociés des droits nationaux. En gros pour Anna Arendt « les droits de l’homme ce sont les droits mais sans les hommes. »

Cet essai n’est pas le plus abordable, il nécessite un minimum de connaissances sur l’histoire et le droit. C’est dense, académique, et bien qu’il soit court, c’est une lecture lente. J’ai dû relire de nombreux passages plusieurs fois parce que les phrases étaient tellement longues que j’avais oublié par quoi ça commençait. Aujourd’hui, après avoir lu ce classique de la théorie politique, j’ai l’impression d’avoir une meilleure approche pour aborder les sujets actuels. Tout comme Hannah Arendt « je crois en la nécessité historique » notamment parce que l’histoire est un éternel recommencement.


« L’impérialisme » Hannah Arendt – éditions points

« Sur l’antisémitisme » les origines du totalitarisme d’Hannah Arendt

philosophie, Sciences humaines

« Comprendre, en un mot, consiste à regarder la réalité en face avec attention, sans idée préconçue, et à lui résister au besoin, qu’elle que soit ou qu’ait pu être cette réalité. »

Le premier volume de la célèbre étude en trois parties d’Arendt sur les origines philosophiques de l’esprit totalitaire se concentre sur la montée de l’antisémitisme en Europe à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Elle retrace le déclin des Juifs européens et leur persécution en tant que groupe impuissant sous Hitler, aux causes antérieures et à la montée de l’antisémitisme. Cependant, il est important de noter que de nombreux arguments d’Arendt dans ce texte ont été contestés par d’autres chercheurs. Beaucoup lui reprocheront sa subjectivité – une entrave à l’analyse en instiguant de la passion sur ce qui devrait être « pure raison » cependant dans un siècle d’école qu’est le xXe siècle avec une grille de lecture idéologique qui dispense de penser par soi-même, Hannah Arendt revendique une liberté d’écriture, une liberté de réflexion. Une pensée théorique qui ne la discrédite absolument pas selon moi, bien au contraire.

Il faut dire qu’au départ, elle avait montré peu d’intérêt pour la question de l’antisémitisme, qui, selon elle, l’avait auparavant « ennuyée », mais avec la montée d’Hitler, l’antisémitisme est sans surprise devenu une préoccupation majeure pour elle à la fois politiquement et intellectuellement.

La question qui mérite d’être posée c’est pourquoi un livre sur le totalitarisme se concentre autant sur l’antisémitisme. L’une des questions les plus persistantes de l’ histoire du xXe siècle est « pourquoi les Juifs ont-ils été les victimes d’Hitler ? Pourquoi ce peuple a-t-il été choisi pour la destruction et pas un autre ? Était-ce arbitraire ? Alors qu’Hannah Arendt peut avoir un certain biais rétrospectif ici, pour elle, la tentative d’extermination des Juifs était inévitable à la lumière de l’orientation internationale des idéologies totalitaires et des relations internationales des Juifs européens.

Les Juifs, elle le savait, avaient pendant des siècles accepté l’antisémitisme européen comme une évidence, qui excluait naturellement toutes les préoccupations du monde, sauf celle de survie. Maintenant, la haine des Juifs s’était transformée en une politique qui interdisait même le droit de survivre. Elle était persuadée que ces éléments étaient fusionnés ; l’un, croyait-elle, n’avait en fait pas été possible sans l’autre. De là, la conviction que la liberté politique ne vient qu’avec la responsabilité politique. Les Juifs en tant que Juifs avaient depuis longtemps accepté l’absence de toute action politique dans leur vie, s’adaptant habilement à toutes les circonstances à leur disposition. Comme cela se résumait à la poursuite de la religiosité ou de l’argent, la masse des Juifs vivait dans l’obscurité pratiquant un culte hypnotisé de la Loi de Dieu, tandis que quelques-uns devenaient assez riches pour financer les rois et les ministres dans les régimes desquels ils n’avaient ni influence ni intérêt. Ce manque d’implication dans le monde a conduit les juifs religieux et laïcs à embrasser la conviction naïve que les juifs étaient en dehors de l’histoire et bien qu’ils puissent être harcelés, restreints et même assassinés seraient essentiellement ignorés.

« L’ignorance des juifs en matière politique les rendait particulièrement aptes à leur rôle spécifique et à leur implantation dans le monde des affaires liées à l’État; leurs préjugés à l’égard du peuple et leur préférence marquée pour l’autorité, qui les empêchaient de voir les dangers politiques de l’antisémitisme, ne les rendaient que plus sensibles à toutes les formes de discrimination sociale. » p.103

Ce que les Juifs n’avaient pas compris, pensait maintenant Arendt, c’est qu’il n’y a rien de tel que s’absenter de l’histoire. Si l’on ne participe pas activement à la création de son monde, on est voué à être sacrifié au monde dans lequel on vit. En tout temps. Ne pas exercer le libre arbitre, c’est, inévitablement, être asservi par ceux qui l’exercent. Par conséquent, en vertu d’être un peuple sans nation (qui vivait au contraire dans toutes les nations européennes), les Juifs européens sont devenus une excellente justification pour un pouvoir totalitaire international et expansionniste.

Dans la dernière partie de son essai, elle discute de l’affaire Dreyfus. Le capitaine Alfred Dreyfus était un juif français qui a été condamné à tort pour trahison en 1894. En 1896, de nouvelles preuves ont été révélées qui montraient qu’il était innocent. L’armée a supprimé ces preuves et inventé de nouvelles accusations contre Dreyfus, mais la nouvelle s’est transformée en un scandale national.

« On a jamais tout à fait éclairci ce point: L’arrestation et la condamnation de Dreyfus furent-elles simplement une erreur judiciaire qui alluma fortuitement un incendie politique, ou bien l’état-major fabriqua-t-il et introduisit-il délibérément le bordereau* pour enfin stigmatiser un juif qui fut un traître? En faveur de cette dernière hypothèse, il y a le fait que Dreyfus fut le premier juif à entrer à l’état-major, et que cette circonstance dut provoquer non seulement de l’irritation mais de la fureur et de la consternation… » p.186

On dit que pendant que l’affaire était en cours, presque tout le monde en Europe avait une opinion là-dessus. Et notamment la populace par opposition à « au peuple », l’un des concepts clés des Origines du totalitarisme. Arendt prétend que la représentation de toutes les classes au sein de la populace permet de facilement confondre la masse avec le représentant du peuple en général. Étant donné que cet argument peut être utilisé pour priver du droit de vote tout groupe recherchant des droits, Arendt suggère que la principale différence entre la masse et un mouvement authentique que représente le peuple réside dans le type de demandes que le groupe fait. Le peuple exigera que sa voix soit entendue au gouvernement. La populace exigera un leader fort pour tout arranger en déchirant la société qui les a exclus.

« Tendis que le peuple, dans les grandes révolutions, se bat pour une représentation véritable, la populace acclame toujours « l’homme fort » « le grand chef ». Car la populace hait la société, dont elle est exclue, et le Parlement, où elle n’est pas représentée » p.190

On peut dire qu’Arendt a renversé la persécution juive et a exigé la résistance juive non pas pour le seul bien des Juifs, mais pour celui du monde moderne tout entier. Elle réfléchit notamment sur ce que veut dire être juive considérant que la réalité ne serait s’enfermer dans une définition avec l’importance d’être autorisé à être ce que l’on est : tel qu’il est : pour ce qui a été donné.

Je ne suis pas une experte de la période ou du sujet, toutefois je le recommande à toute personne intéressée par l’histoire de l’Europe, l’histoire du peuple juif, la montée des légendes politiques… Les arguments d’Arendt sont vraiment intéressants et cela mérite qu’on s’y attarde.


« Sur L’ antisémitisme, les origines du totalitarisme » d’Hannah Arendt – aux éditions Points.

« Le gai savoir » de Friedrich Nietzsche

philosophie, Sciences humaines

Comment évaluer Nietzsche ? Son écriture est si riche, si surabondante, si débordante, qu’évaluer ses œuvres, c’est comme essayer d’abreuver une cascade. Il est décrit comme un libre penseur, un essayiste, un poète, un sage, un névrosé, un fou furieux, un visionnaire…

Le titre importe peu, je suppose; Bien que sans repère de comparaison, je reste dans l’ignorance pour mesurer Nietzsche aux autres philosophes. Finalement, j’ai décidé de peser très modestement Nietzsche contre lui-même. 

Cet essai est facilement l’une des œuvres les plus fortes de Nietzsche. Publié pour la première fois en 1882 après sa rupture avec Wagner et sa renonciation à Schopenhauer, alors qu’il développait encore ses idées les plus caractéristiques. En effet, dans ce livre, on trouve la première proclamation de Nietzsche que «Dieu est mort», ainsi que la première mention de l’Éternel retour. Beaucoup de critiques de Nietzsche sur la science, l’humanisme, le libéralisme et surtout la morale se retrouvent sous une forme naissante dans ces pages.

Il rend tout d’abord hommage à la culture occitane qui rayonnait sur tout le sud de l’Europe à l’époque du Moyen Âge, au XIIe siècle, ainsi qu’aux troubadours, des penseurs libres.

En écrivant ce livre pendant deux ans, l’auteur lutte contre une maladie grave et va tenter de dégager des vérités claires sans chercher d’absolu, par des aphorismes.

Le Gai Savoir représente une manière positive de voir la vie et la réflexion ; le but du philosophe selon lui est tout d’abord de s’interroger sur la vérité, qui est le but de toute philosophie, ensuite de placer la vie et surtout celle de l’Homme (l’espèce et non l’individu) comme première de toutes les valeurs, et enfin de rapprocher l’art et les sciences.

Le projet central de Nietzsche, en quelques mots, consistait à remettre en question les valeurs et les hypothèses fondamentales de l’histoire occidentale et donc de la morale dominante. Pour lui, la démocratie est le triomphe de la plus grossière des morales utilitaires, elle sacrifie les grands intérêts aux commodités de la vie. Nietzsche en s’intéressant à la morale et le rôle qu’elle prend dans la société, évoque également la morale de l’esclave, ou la « morale du troupeau » qui enseigne que la société ne doit servir qu’à procurer le plus de bonheur possible aux faibles,aux petits, aux infirmes, aux médiocres et aux imbéciles. Cette morale constituerait une entrave à la volonté de puissance et donc à la possibilité d’être un surhomme. Cet homme nouveau qui combat pour la connaissance et l’amour des idées:

« Cette époque doit ouvrir la voie à une époque plus haute encore et rassembler la force dont celle-ci aura besoin un jour – lorsqu’elle introduira l’héroïsme dans la connaissance et fera la guerre pour la pensée et pour ses conséquences. Voilà pourquoi il faut que dès maintenant des hommes vaillants préparent le terrain… » (283)

Nietzsche aborde cela d’un point de vue anthropologique, il faut être dans la logique de comprendre l’homme à partir de ses racines, de ses instincts élémentaires:

« L’homme le plus nuisible est peut-être encore le plus utile au point de vue de la conservation de l’espèce ; car il entretient chez lui, ou par son influence sur les autres, des instincts sans lesquels l’humanité serait amollie ou corrompue depuis longtemps. » (p.93)

Nietzsche donne également des clefs de compréhensions sur le terme « dieu est mort » . La mort de Dieu représente pour les considérations morales établies (dévalorisation des valeurs supérieures).

C’est pourquoi dans l’aphorisme 125, l’insensé s’adresse non pas à des croyants mais plutôt à des athées. Le but est de contrecarrer le nihilisme, c’est à dire la perte de sens et des valeurs en l’absence d’un ordre divin.

Nietzsche pensait que la majorité des hommes refusent simplement d’admettre cette « mort de Dieu », et ce à cause de l’angoisse qui en découle.

De plus, je ne sais pas ce que les femmes ont fait à Nietzsche pour qu’il soit aussi acerbe envers elles, mais je suis certaine qu’il mêle un peu d’amour à la haine qu’il leur a vouée . Comme disait Shakespeare « I love and hate her » :

« Le charme et l’effet le plus puissant de la femme, c’est, pour parler le langage des philosophes, leur action à distance : mais pour cela il faut d’abord et avant tout — de la distance ! » (60)

Et puis, il y a le concept de l’éternel retour qui est un des concepts les plus connus de la philosophie nietzschéenne , Nietzsche soutient l’idée que pour éviter de sombrer dans le néant et donc le nihilisme, Il faut vivre de telle sorte que l’on puisse souhaiter que chaque instant se reproduise éternellement.  Et c’est donc pour lui une façon d’atteindre « l’amor fati » Ou l’amour du destin dans le bonheur comme dans le malheur. La condition pour développer la volonté de puissance et l’amour de la vie. Car selon Nietzsche, nous devons être capable de voir la beauté que nous offre le hasard et de lui donner un sens: 

« Amor fati : que cela soit dorénavant mon amour. Je ne veux pas entrer en guerre contre la laideur. Je ne veux pas accuser, je ne veux même pas accuser les accusateurs. Détourner mon regard, que ce soit là ma seule négation ! Je veux n’être qu’un jour qu’affirmateur ! » (276)

L’œuvre de Nietzsche n’est certes pas facile à lire mais, comme toujours, il offre de grandes perspectives sur la condition humaine et la quête de la vérité. Il explore un large éventail de questions telles que la moralité, la science, la religion, le sens, l’égoïsme, l’altruisme et la souffrance. Il le fait d’une manière incroyablement complexe où il vous met au défi en tant que lecteur d’essayer de comprendre ce qu’il dit. Selon ses propres mots:

« On ne tient pas seulement à être compris quand on écrit, mais tout aussi certainement à ne pas l’être. Ce n’est nullement une objection suffisante contre un livre, si une quelconque personne le juge incompréhensible : peut-être cela même rentrait-il dans les intentions de l’auteur, – il ne voulait pas être compris par n’importe qui ». (381)

Si vous essayez de lire ceci et que vous êtes découragés par sa complexité, je vous encourage à continuer car cela en vaut vraiment la peine. L’une des clés de la lecture de la philosophie consiste à abandonner l’idée que vous allez tout comprendre, même la plupart de ce que vous lisez. C’est pourquoi ces textes peuvent être étudiés pendant des siècles. Personne ne les comprend pleinement, probablement pas Nietzsche lui-même.

Nietzsche m’a appris à savoir me contredire en permanence car remettre en question nos croyances c’est éprouvé une bonne conscience. N’oublions pas que seuls les esprits simplistes rejettent la contradiction. Il m’a aussi appris à placer l’art au-dessus de la science, la connaissance au-dessus de « la vérité » et comme toujours l’affirmation de la vie contre la bêtise. De vivre comme un artiste qui sublime son sujet. Comme ce dernier chacun doit être capable de sublimer et de rendre beau chaque détail de la vie quotidienne. Mais surtout, le maître m’a appris qu’il était possible de penser avec lui et contre lui. Merci M. Nietzsche.


« Le gai savoir » de Friedrich Nietzsche – Éditions Le livre de Poche

« Les Napolitains » de Marcelle Padovani

Sciences humaines, socio-économique

Dans cet essai, Marcelle Padovani nous emmène en voyage et il a choisi d’étudier les stéréotypes qui collent à la peau des Napolitains mais pas que . Elle nous rappelle que cette superbe terre bouillonnante de créativité mais atomisée par de nombreux dysfonctionnements liés à une mauvaise gestion politique,(ex: par l’épidémie de choléra de 1973 sans parler de la crise des déchets de 2011). Construite sur le flanc du Vésuve, avant de devenir la capitale de la pizza et de la Camorra, cette republique parthénopéenne a longtemps été un centre culturel rayonnant dans toute l’Europe. Pour s’imprégner de la Naples contemporaine, Marcelle Padovani s’y est installé quelque temps.

Au fil des pages, l’auteur part à la rencontre de plusieurs intervenants: sociologue au cinéaste, curé au patron anti-mafia, montrent que ce peuple est traversé par une multitude d’influences étrangères, croit aux miracles des saints et se méfie de son propre État comme de la peste. C’est un essai saisissant et objectif, cette ville nous dévoile l’envers du décor, celle qu’on ne préfère pas montrer aux touristes, cependant les Napolitains sont avant tout un peuple de passionnés, convaincus que « la mort est simplement la fin de la douleur de vivre. »

Quand on pense à Naples, on entend le célèbre « voir Naples et mourir » . Cette ville est le produit du plus formidable métissage culturel, les napolitains vivent dans un melting-pot acoustique où se rencontrent les musiques héritées de Scarlatti, du port, les cris des marchands et les traditionnelles paroles de « Feniculì, Feniculà » ils ont même appris à métisser leur cuisine. Ils ont la capacité d’assimiler et de réinterpréter l’Occident à leur façon. Avec leur funèbre sagesse, leur ironique science du savoir-vivre et leur faculté innée à transformer la souffrance en culture.

Parmi les nombreux préjugés, on imagine à tort que le napolitain est le farniente méridionale or il y a autant de gens industrieux, inventifs, sérieux, laborieux, tendus, stressés et surtout obsédés par le travail qui malheureusement fait défaut dans la métropole, encore aujourd’hui, beaucoup de jeunes partent vers le nord pour essayer de trouver un emploi .

Bien que Naples possède un magnifique bagage culturel, par son histoire, son architecture, son art… il ne faut pas nier les dysfonctionnements liés à la Camorra dont les conséquences donne l’image d’une société fragmentée .

Le napolitain ne fait plus confiance aux rouages de la citoyenneté, il évolue en « cliques». C’est d’ailleurs dans cette esprit de méfiance vis-à-vis de l’État que mûrit le « familisme amoral » (terrain de culture de l’illégalité).

« Le familisme » est une conception de la vie qui consiste à se sentir membre d’un clan, d’une famille,d’une loge, d’une mafia… mais pas membre d’une collectivité qui est, elle, vécue comme « abstraite » et qui peut s’appeler l’État.

Malgré ce sinistre bilan, certains résistent, dans le quartier de la Sanita par exemple avec ses 50 000 habitants, plusieurs dispositifs sont mis en place pour lutter de la meilleure des façons contre l’illegalisme, avec des gestes concrets plutôt qu’avec de la répression. Les arts et notamment la musique sont une manière de se réapproprier leur territoire, c’est une revanche pour beaucoup de jeunes dont la souffrance, la prison et la mort ont longtemps été le seul horizon.

Mais la question qu’on peut se poser: c’est pourquoi la capitale du Sud abrite-t-elle la plus cruelle et efficace organisation criminelle ? D’après le patron antimafia Giovanni Melillo, c’est la démographie qui offre la meilleure clé de compréhension.

« une démographie galopante qui se traduit par une offre de main-d’œuvre inépuisable et capable d’assurer un taux de rechange élevé au sein du leadership mafieux. »

Malgré le malaise social, les napolitains avec leur franc-parler, leur sens de la formule, leur façon d’être humainement et profondément du côté des humbles, convaincus que cela sont une ressource décisive pour la communauté, le véritable caractère des napolitains et leur capacité innée à transformer la souffrance en culture.

Encore un essai qui m’a beaucoup plu et m’a rapprochée de cette ville que j’aime tant. Je le conseille à tous les amoureux de Naples et qui sont désireux de connaître un petit peu plus le caractère des napolitains.


« Les Napolitains » de Marcelle Padovani – Éditions HD ateliers Henry dougier.