« Le complexe d’Orphée » de Jean-Claude Michéa

philosophie, Sciences humaines

Cet essai est la continuité de « l’empire du moindre mal » qui porte comme tous les ouvrages de Jean Claude Michéa sur la critique de la logique du libéralisme, ses origines et ses effets même si il est bon de rappeler que l’auteur s’est toujours défendu d’écrire une histoire universitaire des idées libérales avec toutes ses articulations mais plutôt d’étudier comment les intentions initiales des libéraux vont déclencher un mouvement qui finit par produire le culte de la croissance au-delà de toutes considérations philosophiques et morales ?

Michéa s’inscrit dans la pensée orwellienne et cette cohorte extrêmement réduite des esprits libres. Ne défendant pas une idée parce qu’elle est politiquement correct ou politiquement utile, mais parce qu’elle est vraie, même si cette vérité se retrouve chez un auteur aux idées contraires. Que la vérité, même si elle fait le jeu de l’adversaire est toujours plus légitime qu’un mensonge, qui « ne désespéra jamais Billancourt » « Seule la vérité est révolutionnaire » disait Antonio Gramsci 

Il revient donc sur la naissance du libéralisme au XVIIIe siècle – la philosophie et la théologie au sortir des grandes guerres de religion qui commencent avec Hobbes dont bon nombre d’aspects de sa pensée dans lesquels la tradition libérale s’est reconnue : la théorie des droits individuels inaliénables, le calcul de l’intérêt repris dans la figure de l’homme économique, la remise en cause de la justice distributive réduite à la justice de l’arbitre et de la justice commutative pensée sans égalité de valeur, la subjectivation de la valeur et sa détermination par le prix, la définition négative de la liberté, etc… en passant par « la main invisible » d’Adam Smith. Et comme le souligne l’auteur, le terme « libéral » au sens actuel du mot ne s’imposera définitivement qu’au début du XIXe siècle, notamment à travers les écrits de Benjamin Constant et de Germaine de Staël. A une époque où le modèle classique du libéralisme se répand largement en Europe (dans le milieu du 19ème siècle), Constant partage avec Jeremy Bentham « l’honneur » d’être le principal défenseur d’une nouvelle philosophie économique et de surcroît « culturelle » qui rallie l’idée que le progrès est de « donner à chacun l’opportunité de vivre comme il l’entend sous réserve de ne pas nuire à autrui ». Ce qui suppose que l’État ou la structure qui administre la société soit un État « axiologiquement neutre » du point de vue des valeurs – qui ne tend pas à supprimer la morale et la religion, mais à privatiser. La morale chrétienne est donc remplacée par la science économique. Si dans les faits l’intention peut sembler idyllique pour certains, le problème de ce modèle survient quand la société se développe et se complexifie en adoptant des critères logiques de l’évolution du libéralisme et en remettant en jeu les normes acquises au fil des siècles. (refus d’autorité au nom des libertés individuelles, la marchandisation des corps et des utérus …) ce qui veut dire que le libéralisme culturel finit toujours par trouver son pendant dans l’économie de marché en privatisant tout et en soumettant l’homme à la loi du marché. Ce que la gauche libérale actuelle tend à défendre. Nous sommes donc loin des premiers libéraux « XVIIIe siècle » qui étaient dans la logique de la limite et de la modération telles les intentions d’un David Hume. Il faut donc comprendre selon l’auteur que le libéralisme moderne s’est retourné contre le libéralisme initial, « limité est modéré » et que la logique du libéralisme n’est en rien modéré. Il finit par mettre en marche une machine qui se retournera toujours contre les intentions initiales dont les références morales, religieuses et philosophiques n’auront plus aucun sens. Ce n’est donc pas tant le libéralisme en tant que doctrine du XVIIIe siècle qui pose problème que la logique du processus libéral qui l’enveloppe. On peut donc penser comme l’a dit Michéa dans une interview « que les premiers libéraux seraient terrorisés de voir le monde d’aujourd’hui. »

Les vertus morales remplacées par « la commercial Society » – « le capitalisme comme horizon indépassable de notre temps » (même si la question du capitalisme peut être discutée – d’une certaine façon le capitalisme marchand a toujours existé), le culte de la croissance dans un monde où les ressources ne sont malheureusement pas illimités, (l’exemple de l’île Nauru est particulièrement pertinent: l’un des endroits les plus riches du monde au début du XXe siècle dû à l’exploitation intensive du phosphate avant de connaître un effondrement économique et social retentissant en 1990.) Et où l’éducation au sens large est complètement dévoyée de toutes dispositions à la bienveillance et à la droiture qui constitue selon Orwell « l’indispensable infrastructure morale de toute société juste. » Ou : « Mixte, historiquement constitué, de civilités traditionnelles et de dispositions modernes qui ont jusqu’ici permis de neutraliser une grande partie de l’horreur économique. » Quand le rapport au passé et le rapport à la différence (entre adulte-enfant) supposant des critères ne sont plus légitimes, éduquer devient un processus impossible.

« À partir du moment, en effet, où l’on s’est convaincu que l’égoïsme est la véritable source de toutes les vertus publiques (private vices, public benefits, selon la formule célèbre de Mandeville), il devient absolument nécessaire de laisser la nature de petit homme s’exprimer « librement », sous l’œil admiratif de ses néoparents – tout appel à la notion d’effort ou d’autorité étant immédiatement discréditer comme « patriarcal » ou « réactionnaire ».

Comme dit très justement Pierre Manent l’idéologie du progrès c’est « le scepticisme devenu institution » – les idées de droits de l’homme et de démocratie apparaissent dans la modernité comme deux expressions d’un même idéal d’émancipation personnelle et collective. Mais ces idées font également l’objet d’une tension entre droit et pouvoir, légalité et légitimité. 

Cependant, n’allez pas croire que Jean-Claude Michéa rejette la notion de progrès, le progrès est un bien si il est étudié « au cas par cas » et à la manière d’Hannah Arendt, il pense à partir de la pratique et des effets, qui considère le réel plutôt que l’idée et montre que la politique ne se mesure pas à une vérité abstraite: c’est plutôt un bien commun, que les hommes fabriquent sans cesse entre eux. Sauf que le progrès idéologique quand il n’est pas contrôlé peut devenir dangereux. Faire table rase est une utopie dangereuse, ouvrant la porte à tous les subterfuges et transformations pouvant conduire au totalitarisme (les origines du totalitarisme d’Hannah Arendt). Pour Christopher Lasch, le problème, c’est que loin de construire une société idéale et d’émanciper qui que ce soit, le progressisme triomphant a conduit l’homme à la banqueroute émotionnelle… Il estimait que « la modernité libérale a vécu à crédit sur un capital emprunté à une vieille tradition de Républicanisme civique héritée d’Aristote, des cités italiennes du Moyen Âge et de la Renaissance. »

Pensant naïvement que le mouvement de l’histoire résoudrait le problème scientifique, les libéraux ne supportent pas l’idée contraire « des gens ordinaires » qui irait à l’encontre du mouvement modernisateur du progrès.

Dans la logique de Jean-Claude Michéa, il faut comprendre que la common decency est le point de départ de la réflexion critique, ce qui ne remplace pas l’analyse politique. « la common decency » : le sens commun qui nous avertit qu’il y a des choses qui ne se font pas, quelque soit les circonstances (mentir, trahir, tricher, humilier…) – une définition saine du contact direct entre l’homme et ses actes.

Jean-Claude Michéa est un philosophe qui traduit une critique sans concessions de la gauche moderne et de la prétendue droite conservatrice (qui ne l’est pas du tout), défend les valeurs populaires, dissèque la logique du libéralisme et du consumérisme. Et au delà de nos affinités politiques et de nos aprioris, Jean-Claude Michéa mérite d’être lu. Sachez raisonner par vous-même sans réduire la pensée à un étiquetage vulgaire.

Le complexe d’Orphée, la gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès – Éditions Climats.

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« L’enseignement de l’ignorance » de Jean-Claude Michéa

philosophie, Sciences humaines

Dans un monde en déclin, tout commence avec l’école: niveau des élèves en chute libre, manque de considération envers le corps professoral, réformes successives… En renonçant à l’éducation, nous renonçons à l’avenir d’un pays. Tel est le constat que partage Jean-Claude Michéa, ancien professeur agrégé en philosophie qui choisira d’enseigner à des élèves de « banlieue » refusant le conformisme des « nouveaux mandarins » de l’intelligentsia libérale.

La pensée critique est la capacité à mobiliser la raison dans une activité réflexive. Dans un monde en constante évolution, où nous sommes constamment assaillis d’informations, elle permet de prendre le temps d’analyser de façon objective les situations données. Pour cela faut-il déjà être doté d’une culture minimal à commencer par la capacité d’argumenter et maîtriser des exigences linguistiques élémentaires. Vous l’aurez compris, il n’est pas simple d’avoir un esprit critique dans une société qui manipule « le novlangue » à la perfection dont « le but est l’anéantissement de la pensée, la destruction de l’individu devenu anonyme… »

« Par progrès de l’ignorance, La disparition de connaissances indispensables au sens où elle est habituellement déplorée (et souvent à juste titre) que le déclin régulier de l’intelligence critique c’est-à-dire de cette aptitude fondamentale de l’homme à comprendre à la fois dans quel monde il est amené à vivre et à partir de quelles conditions la révolte contre ce monde est une nécessité morale. »

Selon Michéa, « L’enseignement de l’ignorance » n’est pas sans lien avec l’économie libérale, une autorité suffisamment influente et puissante pour briser tous les obstacles qui s’opposent à la loi du marché (tradition, religion, le droit à la coutume, famille …) dans le but de créer « un individu entièrement rationnel égoïste et calculateur » en l’éloignant de son « appartenance ou enracinement »

Ce qui veut dire que l’école actuelle soumet la jeunesse aux contraintes de l’ordre mondial « celle du capitalisme, de l’universalité marchande, ex: le combat de l’école contre « le patois », suppression du grec et du latin, la diminution des heures de philo… Le but de l’école d’aujourd’hui n’est plus de transmettre un savoir, des vertus morales… indépendamment de l’ordre capitaliste, l’école sert dorénavant à former un individu productif et rentable pour le marché du travail.

« L’école n’est déjà rien d’autre qu’un outil au service de la reproduction du capital. »

L’auteur pense aussi que Mai 68 a été décisif , car il a « eu pour effet de délégitimer d’un seul coup et en bloc, les multiples figures de la société précapitaliste ». L’insurrection étudiante n’a été profitable qu’au capital, le changement de paradigme laisse place à la propagande de la publicité et de la consommation, l’école moderne est donc devenue la fabrique de l’inculture favorisant toujours plus le libéralisme économique dans une société où il est dorénavant interdit d’interdire.

« La révolution anticapitaliste a été conviée à se défaire de son encombrant passé en acceptant pieusement de se soumettre au commandement le plus sacré des Tables de la Loi moderne « il est interdit d’interdire… » C’est dans ces conditions radicalement nouvelles et sur les bases de la métaphysique du désir et du bonheur que la consommation puis donc devenir un mode de vie à part entière – la course obsessionnelle et pathétique à la jouissance toujours différée de l’objet manquant. »

Malheureusement tous ceux qui courageusement pointent du doigt la métaphysique du progrès sont accusés de réactionnaires. Parce qu’il est de bon ton pour l’économiste de discréditer toute personne s’opposant au dogme du « mouvement modernisateur » de l’économie. Et pourtant la dimension conservatrice nous aide à garder un esprit critique qui « n’a pas peur des mots ».

Rangez vos livres, ne soyez ni fiers , ni pertinents et encore moins spirituels, vous paraîtrez trop prétentieux dans un monde où la médiocrité a pris le pouvoir. Encore une fois, la common decency est de rigueur pour garder la tête hors de l’eau.


« L’enseignement de l’ignorance » de Jean-Claude Michéa – Éditions Climats